Certes, on les avait vus au Musée d’Orsay il y a quinze ans, mais c’est un plaisir nouveau que d’aller au Musée Mahmoud Khalil du Caire et d’y voir la collection de tableaux et sculptures du XIXème (ainsi que beaucoup d’art chinois) que cet homme d’état et collectionneur francophile assembla dans les années 1930. La collection, léguée à l’état, est présentée dans son petit palais assez kitsch, qui fut la résidence de Sadate. L’éclairage y est parcimonieux, les salles un peu poussiéreuses et les visiteurs rares, mais à côté de tableaux orientalistes d’un intérêt médiocre (avec néanmoins un très beau petit Mazeppa de Delacroix), on trouve quelques chefs d’oeuvre.
Plus que par les Genêts et Coquelicots de van Gogh, j’ai été frappé par ce Gauguin de 1889 (à Pont-Aven), titré La Vie et la Mort, tableau tout bâti en oppositions : le contraste des chairs, vie rose et mort verdâtre, et des chevelures (noire et rouge) est renforcé par celui des fonds (rochers et mer sombre pour l’une, sable clair pour l’autre) et par la posture des deux femmes : un des corps est refermé sur lui-même, coudes posés sur les genoux, alors que l’autre s’ouvre et s’offre. Tout dans ce tableau allégorique rappelle ce moment d’incertitude dans la vie de Gauguin que fut alors cette étape entre Arles et Tahiti.
L’autre Gauguin du Musée, titrée Scène à la Dominique (l’île des Marquises où il mourut) montre une des scènes polynésiennes dont il est familier. Mais l’horizon marin est très haut, l’oeil du peintre étant au ras du sol. La scène est comme encadrée par deux plans informes, les nuages au fond, mais surtout la composition de sable et d’eau sans doute, qui forme au premier plan des taches aux motifs cartographiques peut-être : sans doute cet informe, cet abstrait ‘mal peint’ sont-ils tout aussi signifiants pour le tableau que les jeunes vahinés au centre. On aimerait avoir sur cette dissemblance le regard de Didi-Huberman sur Fra Angelico…
A côté d’agréables paysages de Corot et de Millet, et de nombreux bronzes, parfois de Rodin, souvent de Barye, il y a deux Courbet assez étonnants. Si l’Autoportrait à la Pipe, intense et concentré, évoquant déjà la pose de la folie, est très similaire à celui du Musée Fabre, le tableau ci-contre, sans titre apparent, d’un homme dormant sur le ventre dans l’ombre d’un rocher sur une couverture rouge, fait une très belle scène de repos du chasseur, avec cette nature morte en bas à droite, canne, chapeau et gourde.
La Madeleine agenouillée de Jean-Jacques Henner, image inversée de celle de son musée parisien, est lascive à souhait, mais le plus beau nu du Musée est un tableau d’Ingres, Fatima en Odalisque, qui est assez similaire à La Grande Odalisque du Louvre, à ceci près, d’abord, qu’un faux cadre est peint sur le tableau même : cette mise en abyme, cette présentation du tableau au second degré est, je crois, rare chez Ingres (elle date plutôt du XVI et du XVIIème siècles, des époques de “l’instauration du tableau”). De plus quelques détails diffèrent : le principal est sans doute, exotisme oblige, que l’éventail est fait de plumes d’autruche au lieu de plumes de paon. Mais la sensualité (toute orientale ?) est tout aussi présente et le regard provocant a dû tourner la tête de bien des Cairotes.
Un havre de beauté et de sérénité que ce musée au milieu de cette ville épuisante.
Peu de littérature sur ce musée, mais voici, par deux résidentes au Caire, un blog en français (d’où provient la reproduction de La Vie et la Mort) et un en anglais (j’ignorais l’anecdote qu’elle rapporte sur les raisons du legs, mais l’Ingres qu’elle reproduit n’est pas le bon).
Photos interdites dans le Musée, et aucun livre ni carte à la librairie, d’où la mauvaise qualité des images ci-dessus, prises par l’auteur, excepté La Vie et la Mort.