En dépit d’une fréquentation croissante des expositions, l’art intimide encore une partie importante du public qui le considère comme une affaire de spécialistes, voire un plaisir de dilettante. Rien n’est moins juste que cette opinion, mais elle demeure profondément ancrée dans la société et fait mesurer les efforts qu’il reste à accomplir pour favoriser l’indispensable démocratisation des arts sous leurs formes les plus diverses. Sans doute les critiques d’art et les théoriciens n’ont-ils pas assez orienté leurs efforts dans cette voie ; on pourrait même penser qu’en adoptant trop souvent un langage d’initiés, en privilégiant quasi systématiquement des développements complexes et parfois hermétiques, ces derniers contribuent à entretenir une image inutilement intimidante de l’art.
S’agissant du regard qu’ont pu porter les philosophes sur les différentes disciplines artistiques – à commencer par les nombreuses tentatives de définition du « beau » – la question se pose de manière encore plus aiguë. Même l’amateur d’art, s’il n’est pas un spécialiste, éprouvera quelque peine à aborder la plupart des textes des philosophes. La difficulté se trouve accrue lorsque l’on découvre que beaucoup d’auteurs n’ont pas consacré d’essais spécifiques à l’art, mais que leur pensée, en la matière, est dispersée (et parfois diluée) au sein de différents ouvrages.
C’est pour aplanir cette difficulté que Cyril Morana et Eric Oudin ont récemment publié un intéressant essai, L’Art, de Platon à Deleuze (Eyrolles, 184 pages, 13,90 €). L’ouvrage s’inscrit dans la collection « Petite philosophie des grandes idées » dont le but est de retracer « à travers la présentation d’une dizaine de penseurs majeurs, le destin d’un concept-clé. » Cette collection prouve qu’il est possible de réaliser un ouvrage de vulgarisation tout en ne sacrifiant rien à la rigueur scientifique. Dans L’Art de Platon à Deleuze, les textes cités ont été manifestement choisis pour leur représentativité, mais aussi pour leur clarté et, si certains concepts peuvent se révéler complexes, les deux auteurs du recueil se chargent de les expliquer d’une manière pédagogique et simple.
Nombre de philosophes, et particulièrement les tenants de l’idéal ascétique, se sont méfiés de l’art, tout autant que de la notion du Beau qui risquait, à tout instant, de faire basculer le spectateur dans une sensualité ou un plaisir qu’ils estimaient dangereux. Pour Platon, le Beau ne peut susciter qu’un plaisir désintéressé, presque désincarné : « la séduction des choses belles est justement ce qui justifie aux yeux de Platon qu’on s’en détourne ». Si l’on ajoute à cela que, pour le philosophe, l’art est condamnable en tant qu’il présente une illusion trompeuse, on comprend mieux pourquoi, dans sa cité idéale, les artistes, sauf à tendre vers un idéalisme hautement spirituel, n’étaient pas les bienvenus. Pour faire suite à la suspicion de Platon, les auteurs ont choisi de présenter la pensée d’Aristote, puis celle de Plotin qui vient clore la période antique. Sont alors abordés Diderot (l’un des premiers critiques d’art) et Burke, puis Kant, dont l’approche rigoriste pourrait se résumer ainsi : « Pour être pure beauté, il n’est pas nécessaire que le beau soit désagréable, il suffit qu’il ne soit pas agréable. […] A la beauté impure de l’art, Kant préfère les beautés libres de la nature. » Tel ne sera pas l’opinion de Hegel, et encore moins celle de Nietzsche, comme le démontre le livre, qui présente en outre les points de vue de Bergson, d’Alain, de Merleau-Ponty et de Gilles Deleuze. Une bibliographie commentée, en fin de volume, permettra au lecteur de facilement identifier les ouvrages des philosophes cités, s’il souhaite approfondir sa recherche.
Sans doute L’Art, de Platon à Deleuze offre-t-il un tour d’horizon des principaux philosophes « officiels » – ceux que retiennent les manuels et les principaux travaux universitaires – et l’on aurait aimé trouver exprimées quelques pensées plus dissidentes, témoignant de ce que Michel Onfray, dans sa Contre-histoire de la philosophie, appelle la « philosophie alternative », ce continent peuplé de « furieux personnages » qui, le plus souvent, s’expriment en terme de liberté plus qu’en terme de contrainte et d’ascèse. Sans doute aussi n’est qu’esquissé l’art contemporain, qui mériterait un réel développement, compte tenu des polémiques qu’il suscite. Pour autant, comme le souligne André Comte-Sponville dans sa préface, cet essai « rendra de grands services, et pas seulement aux lycéens ou étudiants. Le grand public cultivé, celui qui s’intéresse à l’art, et les artistes, s’ils s’intéressent à la philosophie, trouveront là de quoi nourrir leurs réflexions et faire vaciller, peut-être, quelques-unes de leurs évidences. »
Illustrations : Platon, Glyptothek, Munich - Gilles Deleuze, photo D.R.