Toutes ces personnes étaient issues de la meilleure société bourgeoise, voire aristocratique, et ont vécu dans le quartier de Bloomsbury, alors peu huppé contrairement à celui de Kensington, dans une atmosphère d'effervescence intellectuelle et de liberté morale. Leurs moeurs, bien que peu répréhensibles, faisaient scandale: on supportait tout simplement mal que deux femmes célibataires telles que Virginia (future épouse Woolf) et Vanessa (future épouse Bell) Stephen vivent de manière indépendante au milieu d'artistes homosexuels, et qu'elles soient susceptibles d'un avis personnel et d'ambitions autres que celle d'être une bonne épouse et une bonne mère. Les histoires d'amour «en triangle» de différents membres du groupe ont par ailleurs fait décrire ce mouvement ainsi : «It is a circle of friends who live in a square and love in triangle.»
L'exposition de Roubaix, que je n'ai pas eu l'occasion de voir mais dont j'ai eu la chance d'écouter la description sur un podcast de France culture qui n'est plus disponible (ne le cherchez plus), se consacre à l'aspect proprement artistique des créations du groupe, en général passé sous silence du fait d'une mise en avant des grandes figures littéraires (Woolf et Forster) ou intellectuelles (Keynes) du groupe. L'aspect particulièrement intéressant de cette exposition est qu'elle semble notamment mettre en valeur les arts décoratifs: à la manière anglaise, et dans la tradition des Arts and Crafts (même si le Bloomsbury Group se détache du mouvement piloté par William Morris sur de nombreux points), les innovations françaises du post-impressionnisme et du fauvisme sont revues et réexploitées d'une part dans l'espace domestique de tous ces artistes, et d'autre part concrétisées dans les Omega Workshops menés par Roger Fry, qui joue ici un rôle à la fois de passeur de l'art moderne français et de tête pensante en ce qui concerne cette entreprise particulière des ateliers d'art décoratif.
Ce groupe d'artistes est passionnant non seulement parce qu'on y retrouve beaucoup des grands noms de la modernité anglaise, que ce soit en art ou en littérature, et même en économie (Keynes), mais surtout parce qu'il est une application particulièrement frappante du principe romantique selon lequel l'art doit fusionner avec la vie. Toute la vie de ces artistes était orientée vers l'art, et ils n'ont cessé de travailler, qui à écrire, qui à peindre, pour transformer leur cadre de vie et faire évoluer leur pensée. Loin de l'image d'un petit groupe de gens bien nés qui n'ont pas besoin de travailler pour vivre et qui passent leur temps à discuter et à échanger des points de vue utopiques dans des chaises longues, il faut comprendre ce groupe comme un atelier où ont travaillé ensemble différentes personnalités éprises de liberté intellectuelle et morale, et duquel ont pu émerger les œuvres majeures que l'on sait.