Si son nom se fait discret sur le murs des friches industrielles qu'il affectionne tant, on ne peut certes pas en dire autant des animaux issus de son bestiaire monumental. Peints en noir et blanc, dans un style inimitable évoquant la gravure et les planches anatomiques des vieux manuels de médecine, ses rats, cochons, poissons, taureaux et autres lapins s'imposent avec d'autant plus de force dans les paysages urbains qu'ils y apparaissent aussi sur-dimensionnés que déplacés. Par leur présence dérangeante, il savent nous interroger sur notre part d'animalité, sur nos rapports effectifs avec les animaux non humains comme sur la manière dont le vivant trouve ou non sa place dans la ville d'aujourd'hui.
Partis de Gand (Belgique) ses animaux, parfois vivants parfois bien morts, ont peu à peu envahis les murs des principales villes européennes. En effet, bien qu'ayant débuté le graffiti dès l'adolescence, c'est récemment, en 2009 et suite à ses interventions remarquées à Londres, Bruxelles, Berlin ou encore Varsovie, que Roa a accédé à une reconnaissance aussi importante que soudaine. En ce début d'année 2010, une exposition particulière lui est consacrée, du 04 au 28 février prochain, à la galerie Itinerrance (Paris, 13ème). Un prétexte comme un autre pour lui poser quelques questions et en apprendre un peu plus sur ce drôle d'oiseau.
Tu peins exclusivement des animaux et cela à très grande échelle. C'est un travail que l'on pourrait être tenté de qualifier de monomaniaque tant il semble que tu ne t'accordes jamais aucune dérogation à cette thématique du bestiaire géant. Ma première question est donc simple : pourquoi des animaux et pourquoi à cette échelle ?
A vrai dire, à aucun moment je n'ai vraiment décidé de me consacrer exclusivement aux animaux. Et puis à bien y réfléchir ce choix n'est pas si exceptionnel que cela : l'homme préhistorique peignait déjà des animaux sur les parois des cavernes et l'histoire de l'art est pleine de peintres qui se sont eux aussi montrés intéressés par cette thématique. Ceci dit il est certain que c'est un thème qui me passionne. Et que j'ai tendance à penser que la représentation d'animaux permet d'en dire autant si ce n'est plus sur notre monde que celle d'êtres humains. En outre les animaux ont toujours été parties prenantes d'une symbolique forte (superstitions, etc.) ce qui permet à leurs représentations de susciter bien des interprétations. Je n'ai pas la prétention de provoquer cette richesse d'interprétations chez ceux qui sont témoins de mon travail, mais en ce qui me concerne les animaux suscitent en moi bien des pensées et des sentiments, si bien que le thème continue de m'inspirer sur le long terme, que je ne m'en lasse pas, ce qui m'est bien entendu nécessaire pour continuer à peindre. En ce qui concerne maintenant les dimensions de ces représentations animales, celles-ci sont directement liées à l'action même de peindre : il m'est en effet plus agréable de peindre de grands formats que de me limiter. Et puis il est vrai que de la sorte mes peintures sont imposantes et qu'elles ont ainsi un impact réel sur les lieux dans lesquels elles prennent place. Ces grands animaux sont presque surréalistes dans le contexte urbain. Il y a quelque chose d'absurde et de tragique à voir ainsi un grand taureau seul dans la rue. Mais nous sommes déjà là dans l'interprétation que l'on peut en donner après coup ; je ne m'occupe pas de cela au moment où je peins.
Parfois les animaux que tu peins sont morts. D'autres fois leur squelette ou encore leurs organes internes apparaissent. Parfois encore ils sont amputés, décapités... Cela correspond-t-il à un goût spécial que tu aurais pour l'anatomie, les écorchés et ce genre de choses qui peuplent les musées d'histoire naturelle ou existe-t-il d'autres motifs à cela ?
J'ai effectivement un intérêt réel pour l'anatomie et les sciences naturelles. Enfant je collectionnais toutes sortes de squelettes de rongeurs et me constituait ainsi mon cabinet de curiosités personnel. Par ailleurs j'ai toujours aimé dessiner des crânes. Ils m'intriguent, me passionnent et puis je les trouve cool !Donc tu le vois cet intérêt pour l'univers animal remonte loin chez moi (je pourrais aussi citer les nombreuses bandes dessinées que je lisais et qui étaient peuplées d'animaux), il est pour ainsi dire inné. Ceci dit si je traite de ce thème dans mes peintures, et notamment des animaux morts, c'est aussi pour des raisons moins subjectives. L'ambiguïté existante dans la posture d'un animal dont on ignore s'il dort ou s'il est mort, une dissection d'animal, un animal écorché, tout ceci n'est pas à proprement parler nouveau dans l'histoire de l'art et m'intéresse profondément. Et personnellement je trouve les animaux plus que jamais pertinents quant il s'agit de représenter notre monde.
Tu peins à main levée, à la bombe et à très grande échelle. Tu aboutis pourtant à un résultat hyper-réaliste dans un style que l'on pourrait juger classique voire académique s'il était le fruit d'un travail exécuté au crayon sur papier. Sauf que là c'est la brique qui fait office de papier et les coups de bombe qui sont autant de traits de crayon.... D'où te vient cette technique assez rare dans le monde du street art ? Quel est ton parcours ?
Je ne me suis jamais donné pour but de peindre à la manière dont on dessine. D'ailleurs, très franchement, tous les dessins que j'ai pu faire pendant des années n'ont jamais été très élaborés... Je ne suis pas un très bon dessinateur, j'esquisse plus que je dessine et ça, finalement, c'est très comparable au fait de peindre à la bombe, de graffer. Ce que j'aime c'est intégrer dans mes représentations une dimension fougueuse, presque incontrôlée, qui donne aussi à voir dans le travail fini la manière dont il s'est fait, qui intègre le hasard et les circonstances du lieu et du moment où le travail s'est fait. Au bout du compte, tout dépend de l'action et l'acte de bomber est certainement très différent de celui de dessiner ! Quant à mon parcours il n'est pas mémorable puisque, pour tout dire, passant alors plus de temps hors les murs que derrière ceux de l'école, je n'ai même pas fini mon cursus d'arts plastiques. Par contre, ayant commencé le graffiti dès l'adolescence j'ai effectivement eu tout le loisir de peaufiner ma technique !
Peindre sur les murs comme on dessine sur le papier, est-ce finalement une manière de prendre le contre-pied d'une certaine esthétique graffiti ?
Non, pas du tout ! D'autant moins que j'aime le graffiti old school et tous les autres courants du graff et que je considère être partie prenante de ce grand mouvement. De ce fait je n'ai pas l'impression que mon style soit si éloigné de cette esthétique du graffiti dans laquelle, précisément, il puise ses origines !J'ai commencé par des lettrages mais j'ai du rapidement me faire à l'idée que ce n'était pas vraiment pour moi et puis que ça m'ennuyait un peu. Ceci dit, comme tu l'auras compris, j'ai énormément de respect pour les bons graffs de lettres et toutes les autres formes de graffiti. C'est juste qu'en ce qui me concerne je m'amuse plus avec un style plus figuratif, un style que l'évolution du matériel, l'amélioration des aérosols, a fini par rendre possible en même temps qu'elle ouvrait de nouvelles perspectives au médium. Ceci étant dit, à mes yeux le graffiti est plus un mode de vie qu'un médium ou une technique et c'est justement un mode de vie qui s'accompagne d'une pratique foncièrement étrangère aux contraintes de quelles que sortes qu'elles soient. Le graffiti est sans doute le moyen d'expression artistique le plus libre qui soit. Il combine à la fois l'aventure, le plaisir et l'action. Il arrive même que l'on risque sa propre liberté pour ce type de plaisir ! Tout cela pour dire que c'est dans ce mouvement international synonyme à mes yeux de liberté absolue que je m'inscris. Et le choix que je fais de peindre à la bombe en est la conséquence naturelle, directement liée à la nécessité de pouvoir poser mes créations rapidement à même le mur. En dernière instance, c'est l'action qui détermine comment je travaille : parfois avec beaucoup de lignes d'ombre, parfois seulement avec des contour très simples ou parfois même par aplats. Mais tout ceci n'est pas prémédité, pas calculé, vraiment pas.
Tu fais partie de ces artistes de rue qui ont une prédilection pour les interventions dans des lieux abandonnés, en ruine. On se doute bien qu'il peut y avoir dans ce choix des raisons pratiques, comme par exemple le fait de moins risquer de se faire courser par la police... J'ai pourtant l'impression qu'en ce qui te concerne ce n'est pas la seule raison et que tu aimes particulièrement mettre tes créatures en situation dans ce type d'environnements. Est-ce que je me trompe ? Et est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur cette question de la mise en situation, de la contextualisation de ton travail ?
Effectivement il existe des raisons pratiques à cela - pouvoir peindre tranquillement - mais comme tu le dis ce n'est pas là l'essentiel. La volonté de contextualiser mes travaux en est la raison principale. Les lieux dont tu parles, le plus souvent liés à l'histoire industrielle des villes dans lesquelles j'interviens, donnent à mes animaux une autre dimension. Envahis de mauvaises herbes et de vermines les friches industrielles me semblent être un cadre idéal pour mes natures mortes, mes vanités contemporaines.... Sans prendre cela trop au sérieux, je trouve à mes travaux une pertinence particulière dans pareils endroits.
Concernant ton exposition à venir le mois prochain à la galerie Itinerrance (Paris), à quoi peut-on s'attendre ? Comptes-tu profiter des conditions d'expo assez exceptionnelles que proposent cette galerie (130 m2 et murs de 7 mètres de haut) pour faire à l'intérieur ce que tu fais généralement à l'extérieur ou au contraire vas-tu jouer pleinement le jeu de l'exposition en galerie en produisant pour l'occasion des petits modules transportables pour d'éventuels clients ? D'une manière plus générale te semble-t-il possible d'adapter ta démarche à des contraintes de formats réduits et, partant, à le rendre commercialisable ?
Ce sont là des questions assez délicates. Ce qui est certain c'est que, si je peins, ce n'est pas dans le but de gagner de l'argent avec ni de faire plaisir aux galeries. Le graffiti ce n'est pas simplement le travail que je produis c'est aussi et surtout ma vie : je peins sur les murs depuis des années et je ne demande pas d'argent pour cela. Et puis de toute façon je suis habitué à vivre sans beaucoup d'argent... Le graffiti pour moi c'est une philosophie - le choix de peindre et de mener une vie libre -, sûrement pas une question d'argent. Il est donc exclu que je fasse des compromis à ce sujet.Pour revenir à mon exposition à Paris, la galerie Itinerrance offre effectivement de grands espaces. Cependant ses murs sont presque exclusivement en béton avec pour conséquence que l'on ne peut pas peindre directement dessus ! Donc ce qui sera exposé ce sera surtout des choses que j'ai faites chez moi, des dessins notamment, des choses que je ne pensais d'ailleurs pas exposer un jour tant j'étais loin d'imaginer qu'elles puissent intéresser un public. Ce sera en quelque sorte mon cabinet de curiosités ! Ceci dit ses travaux ont les mêmes racines - la rue et les friches industrielles ! - que ceux que je peins en extérieur. Et l'exposition devrait donc permettre d'entrer plus avant dans mon univers et de découvrir mes thèmes de prédilection : les métamorphoses, la dichotomie vie / mort, les animaux vus de l'extérieur et... de l'intérieur.
Toujours à propos de la monstration de ton travail, il est finalement assez improbable que quelqu'un ait la chance de se promener, par exemple, dans cette friche entièrement peuplée de tes créatures que l'on voit dans le film qu'a réalisé Kriebel ou encore que quelqu'un ait l'occasion de pousser toutes les portes qui permettent, sur un autre de tes boulots, de voir d'une part l'animal et d'autre part son squelette. Selon toi quelle est la manière adéquate de voir ton travail ? La photo et la vidéo en seraient-elles, par la force de choses, les prolongements naturels ?
Ce sont là des questions que je me suis souvent posées ! Et ma réponse est oui, je trouve ces dispositifs importants pour me permettre de raconter une histoire, de susciter des émotions avec mon travail. Et de ce point de vue, il sera effectivement impossible de présenter dans une galerie toutes les facettes de mon travail. Comme je le disais tout à l'heure, lorsque je travaille dans la rue, c'est la situation elle-même qui influence ce que je fais. Dans l'absolu mon travail repose sur trois choses qui s'entremêlent, qui s'articulent entre elles : la situation, le lieu et ma passion pour la dimension transitoire de la vie et c'est bien cette passion qui joue également dans le choix que je fais des lieux et des matériaux mis à contribution. Et effectivement, dans ces conditions, je sais dès le départ que des témoignages comme le film de Kriebel et des photos de mon travail vont s'avérer nécessaire à sa monstration.
Tu es sans doute aujourd'hui un des street-artistes belges les plus connus à l'échelle internationale. Quel est ton sentiment sur la "scène" belge et notamment, puisque c'est ton cas, flamande ? Travailles tu régulièrement avec d'autres artistes belges ? Y en a-t-il dont tu aimes tout particulièrement le travail ?
Je ne suis vraiment pas seul en Belgique et beaucoup de mes amis sont des graffeurs : RESTO, BUE ainsi que les autres membres du GM sont ceux avec lesquels je peins le plus souvent. Mais il en existe beaucoup d'autres et malgré de grandes différences de styles nous aimons le plus souvent peindre ensemble. D'une manière générale il règne en Belgique une ambiance très amicale : chacun respecte le travail de l'autre même s'il fait tout l'inverse de lui. J'aime beaucoup cette diversité dans le style comme dans l'approche. Flamand ou Belge, peu importe. Ce qui compte dans le graffiti c'est le langage de l'action ! Le graffiti est un mouvement sans frontières !