Dans une approche classique et rationaliste de l’ontologie, cette discipline de la philosophie antique visant à « dire ce qui est pour ce que c’est » , les anciens avaient très tôt remarqué qu’il peut être commode et instructif d’approcher négativement les choses, et de découvrir ce qu’elles sont par opposition avec ce que l’on sait avec certitude qu’elles ne sont pas, ou ne sont plus .
De même, si la vie n’est pas saisissable au travers de la mort, du moins en considérant un cadavre et en essayant de dénombrer les qualités qui le distinguent de ce qu’il fut , quand il était vivant, sans doute peut-on approcher quelques uns des traits les plus éminents et distinctifs de ces qualités qui font la vie
Si nous appliquons cette méthode à la situation actuelle du corps moribond de l’État Haïtien, nous pouvons commencer à nous figurer ce qui faisait de cet État un corps « vivant » et « actif » . Pour cela il nous suffit de dénombrer et considérer les principaux aspects de l’État « moderne » sous l’angle du manque : de ce qui actuellement fait défaut à Haïti, de ce point de vue.
Naturellement on n’oubliera pas que, au plan de l’État, comme de beaucoup d’autres, les haïtiens étaient déjà considérés avant (ce dernier cataclysme) comme une des populations les plus dépourvues qui soit sur cette planète. Une carence qui était d’ailleurs supposée justifier l’omniprésence sur ce petit territoire des antennes onusiennes, ou supranationales, et autres organisations gouvernementales ou non, supposées suppléer un État considéré comme défaillant.
Pourtant avec l’ultime désastre qui a « tout anéanti », on découvre que ce ne sont pas les seules fonctions « régaliennes » fondamentales , ou ce qui en subsistait, qui ont été brutalement abolies : communications, sécurité, circulation des biens et des personnes, approvisionnement, etc. Toutes ces choses que la « solidarité » planétaire est réputée désormais pourvoir, remplacer ou rebâtir dans l’urgence. Ce ne sont pas seulement d’abri, de soins ou de nourriture que les survivants ont ou vont avoir cruellement besoin. C’est des institutions de base, des instances étatiques les plus banales et si communes qu’on en oublie même qu’elles sont la forme courante que prend l’état dans les rapports sociaux ordinaires, ceux de la civis , de la vie quotidienne du sujet dans la cité.
Pour s’en convaincre il suffisait d’écouter ces avocats Haïtiens sur le point de céder à l’accablement constatant que non seulement bon nombre de leurs confrères avocats ou magistrats étaient morts, que les palais de justice avaient été détruits mais que les archives mêmes y ont disparu. Un anéantissement complet de toute la fonction « étatique » de justice et de droit qui a par exemple pour conséquence annexe mais immédiate d’interdire aussi bien l’identification des morts ( et parfois des vivants) que toute la chaîne de conséquences sociales et obligations familiales et morales de leurs décès, et jusqu’à l’accès pour les survivants aux ressources, biens et avoirs de leurs parents défunts.
Même amoindries, affaiblies au point où elles pouvaient l’être en Haïti, l’abolition brutale des instances élémentaires et pratiques, concrétisant et pérennisant les fonctions sociales dévolues à l’État « de droit » permet de mesurer la nature et la valeur de ce « bien commun » sans lequel les communautés humaines d’aujourd’hui semblent vouées à la déréliction et au chaos absolu.
Dans un raccourci typiquement médiatique, le site qui nous héberge titrait ce jour :
« Haïti: Les secouristes français sauvent un homme vivant des décombres... Des files d'attentes devant les banques »
Naturellement ça n’est pas à une réflexion sur ce type de production idéologique dominante que je convie le lecteur (et témoin -comme l’auteur de ces lignes- du désastre affreux et de la souffrance de ces millions de nos semblables).
Pour un marxiste ( comme moi) il y a un sujet (de réflexion) autrement plus important et réel sur lequel ces faits têtus , terribles et concrets jettent une lumière crue mais encore incertaine : celui de l’État. Cet État, forme du « nous » communautaire, que le communisme doit nous permettre de dépasser au terme des temps préhistoriques que nous vivons encore. Cet État qui pour Marx n’est qu’une contingence intermédiaire et provisoire, mais qui demeure bien une des formes concrètes sous lesquelles nous devons continuer de penser les rapports sociaux et leur (r)évolution.
Ami lecteur je vous invite donc à réfléchir à cette « forme État » (comme d’ailleurs à la « forme parti » qui est son prolongement dans l’ordre politique actuel) , sous les doubles auspices éminemment dialectiques :
- d’une part du cas concret de l’anéantissement de l’État que nous fournit le cataclysme haïtien,
- d’autre part du cas , non moins concret, de re-formulation de l’instance de bien-commun que nous découvrent des histoires comme celle des Sarayakus , thème central d’un intéressante émission de France cul ce jour :
· http://sites.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/toutunmonde/
· http://fr.wikipedia.org/wiki/Sarayaku
Et, à partir de ces réflexions, de ces ruines et de cette négativité sur les décombres desquelles il s’agit de re-construire,
à partir inversement ( et dialectiquement) de la positivité de ces résistances possibles et opiniâtres de ceux qui « préfèrent ne pas »,
à partir de ces cas et de bien d’autres à votre discrétion,
commencer à tenter d’ébaucher la « vision positive de la vie que nous voulons vivre » .
Au boulot !
Urbain