Ruminations johnsoniennes - Jonathan Coe - B.S. Johnson, histoire d'un éléphant fougueux (Quidam - 2010 Trad. V. Guignery) & Vanessa Guignery - Ceci n'est pas une fiction (PUPS - 2009) par François Monti
Il faudrait interdire les bios d'écrivains. Rien de bon ne peut en surgir. C'est un parasitage en règle de l'œuvre, une démystification mystificatrice, une supercherie, un dévoilement du voile de l'artifice. Une horreur.
Je mens.
Je mens parce que. Parce que eh bien parce que la biographie de B. S. Johnson par Jonathan Coe est très bonne et même très bizarre. Mais je lui en veux : elle m'a fait voir des choses que je ne voulais pas voir, aussi bien sur Johnson que sur mon moi de lecteur.
Permettez-moi de faire un détour par Nabokov. Aussi bien dans Speak, memory que dans ses articles et entretiens (repris dans Strong opinions) ou dans la biographie de Brian Boyd, il est difficile d'échapper à la constatation de l'insupportable arrogance (ou, au mieux, de la certitude de sa destinée unique) de Vladimir, sa toute puissante conviction qu'il est un génie, un des rares, un des vrais. Mais ce n'est pas grave. Ce n'est pas grave parce qu'en l'occurrence, c'est juste. La prétention est difficile à accepter, mais quand on a face à soi celui qui a écrit Lolita, Feu pâle ou Ada, autant se rendre à l'évidence, n'est-ce pas… C'est tellement vrai que même quand il se trompe, on est sidéré par l'intelligence. Son rejet du Quichotte est, indéniablement, une erreur. Pourtant, sa lecture sur les aventures d'Alonso Quijano en apprendra beaucoup au plus indécrottable des amateurs de Cervantès.
Bref, revenons à Johnson.
B.S. Johnson, histoire d'un éléphant fougueux est plein de moments embarrassants : les lettres que Johnson envoie à ses éditeurs, ses agents, ses imprimeurs. C'est très dur à lire. C'est vraiment très très dur de lire l'assurance incroyable, la prétention inouïe, l'intime conviction qu'il est, si pas le plus grand presque, en tout cas l'un des écrivains les plus importants du Royaume-Uni, nay, du monde. Et le pire, le pire dans tout ça, c'est que c'est faux, complètement faux. Et le pire, le pire pour moi, c'est qu'une grande part de l'affection ou même de la tendresse ressentie pour B.S. Johnson et son œuvre vient indéniablement de la tension créée par le fait qu'il était le cul entre deux chaises, toujours un peu dépassé et démodé, fragile, plein de questions et de doutes. Voir ce qui semble transparaître de ses romans voler en éclat à cause de ce qui semble transparaître de sa personnalité publique est étrange et douloureux.
Mais il faut se ressaisir parce qu'on a quand même aimé ses livres pour ce qu'ils sont, et pas sur la base d'une extrapolation de sa vie privée. Le problème, évidemment, c'est que Johnson, d'une certaine façon, encourage cette dérive. Lui qui prétendait refuser la fiction car mensongère pour se tourner vers l'écriture, à même d'amener la vérité, causait, sans doute aucun, de lui-même. De ce point de vue, la biographie de Coe est salvatrice car elle remet clairement en évidence que même dans ses romans vrais, la fiction régnait. Tout aussi capital, allant même plus loin dans ce domaine précis : Ceci n'est pas une fiction, l'essai consacré à Johnson par Vanessa Guignéry, traductrice de la biographie de Coe. Ce sont d'ailleurs deux livres qui, hormis d'inévitables répétitions, se complètent admirablement bien : à Coe la vie, à Guignery l'œuvre. Comble du bonheur : bien que ce soit un livre universitaire et qu'il manie des concepts parfois arides pour qui évolue hors des sphères académiques, Ceci n'est pas une fiction est une étude à la fois accessible et intéressante.
On a souvent dit (moi inclus) que B.S. Johnson n'écrivait pas de livres formellement vraiment étranges, que son innovation n'était pas si innovante que ça. Lui était convaincu du contraire, et une des choses qui ressort de la bio de Coe, c'est bien que Johnson était un grand provincial pas vraiment au courant de ce qui se passait ailleurs qu'en Angleterre. Il s'inscrivait dans la très vieille lignée d'auteurs dont se revendiquent certains des plus grands aventuriers littéraires de cinquante dernières années, mais son horizon contemporain ne dépassait pas Beckett et le nouveau roman français. Il parait incroyable de constater que le premier livre de Johnson (Travelling people, toujours inédit dans notre langue) a été publié la même année que V. ou Marelle, et que le dernier en libraire de son vivant (Christie Malry règle ses comptes) vient peu de temps après Gravity's rainbow. Je dis que c'est incroyable parce qu'il s'agit de livres formellement bien plus réussis que les expérimentations de Johnson et qu'il n'avait apparemment pas vraiment conscience de leur existence – ni de celle de Borges ! Jonathan Coe met très bien en avant ce qui, dans les innovations johnsoniennes, n'était pas vraiment innovation (les pages noires, le livre aléatoire, etc). Johnson aurait répondu, comme il le faisait face au fait que son premier roman reprenait une technique joycienne, qu'il avait « amélioré » la méthode, que le résultat obtenu était meilleur. Rien de moins… (Ce qui, d'ailleurs, en dit pas mal sur la valeur qu'il donnait à ses écrits puisque, selon lui, Joyce était l'Einstein du roman.) Il disait aussi souvent qu'on ne pouvait plus écrire de la même façon qu'on le faisait avant Ulysses mais on a un peu l'impression qu'il disait en fait qu'il fallait écrire dans la lignée Sterne-Joyce-Beckett alors que le vrai problème me semble plutôt être autre : il y a ceux qui se disent grands amateurs de Joyce mais qui écrivent comme si Joyce n'avait jamais existé et puis il y a ceux qui décident d'écrire comme Joyce. Pour faire honneur à Joyce, à Borges, à Sterne, à Cervantès, bref à tous les grands auteurs, il s'agit surtout de rompre avec eux. La solution n'est ni dans l'identification ni dans le rejet oedipal. Il s'agit de tracer sa route. C'est, à mon sens, une des grandes différences entre Johnson et un Pynchon, par exemple. Ceci dit, un des grands mérites de l'essai de Vanessa Guignery, un des avantages qu'il a sur la biographie est bien d'apporter une réponse à ceux qui disent « déjà vu, déjà lu ». C'est une réponse subtile qui, plutôt qu'une défense opiniâtre de la radicalité de Johnson, est un « oui, mais… » des plus pertinents. De fait, la « nouveauté » ressemble toujours à ce qu'il y avait avant et il faut aller souvent voir dans les détails pour appréhender l'apport réel. Un rejet du revers de la main serait donc inopportun.
En dehors même de l'appréciation sur le succès, il convient cependant d'examiner la réussite des options narratives.
Laissez-moi faire un petit détour madrilène pendant deux secondes. Depuis quelques mois, la capitale espagnole connait une grande mode du gin tonic. Mais plutôt que demander un G'Vine et tonic ou un Hendricks et tonic, le client demande « celui avec le raisin » ou « celui avec le concombre » ou « celui avec la menthe » alors que certains gin sont meilleurs avec la bonne vieille rondelle de citron vert. Qu'importe : ce qui compte c'est la particularité, pas vraiment le goût. Un pétale de rose plutôt qu'un citron vert. Plus original. Parfois, l'expérimentation formelle est une distraction. On parlera du livre avec les trous ou du livre dans la boîte. Mais est-ce que les trous d'AlbertAngelo, au-delà d'une éventuelle bizarrerie, contribuent vraiment à la qualité du livre ? Je ne le pense pas. Est-ce que les carnets non-reliés des Malchanceux fonctionnent ? Je pense qu'ils fonctionnent au détriment du récit.
L'écriture presque beckettienne de Chalutet les mots de plus en plus rares de R.A.S. infirmière-chef fonctionnent parfaitement. Ils sont indissociables du fond, ils en maximalisent l'impact. Albert Angelo resterait un bon livre devenu excellent par la grâce de sa conclusion-confession, même s'il n'y avait pas de trous. Pour Les malchanceux, je suis assez d'accord avec Coe lorsqu'il dit que Johnson a raté son pari contre la linéarité : les raccords pour garantir une certaine cohérence sont trop nombreux et trop évidents. Je crois que Robert Coover a encore récemment prouvé qu'il y avait moyen de faire ça plus subtilement dans un récit en forme de carte à jouer. En plus, Johnson voulait très littéralement reproduire le mécanisme erratique de la pensée mais il ne s'en rapproche absolument pas : ce qu'on a, quel que soit l'ordre de lecture, c'est un roman, de toute évidence un roman, aux chapitres mélangés. Il semblerait que Johnson n'ait pas voulu aller plus loin que son idée, comme si le simple fait de ne pas relier le livre suffisait. Eh bien, non. Enfin, le cas Christie Malry règle ses comptes est plus compliqué : il fonctionne comiquement, mais comme métaphore politique du capitalisme c'est un échec car, pas plus que le marché n'est dirigé par une main invisible, le système n'oppose pas un débit à chaque crédit.
Si j'aime Johnson, si je le place très haut, c'est n'est pas pour ses tentatives formelles. C'est parce que Johnson disait atteindre la vérité dans son écriture, qu'il voulait écrire des romans vrais, des romans sans fictions. Un désir impossible à combler. Une utopie complète. Mais les utopies, insupportables politiquement (lire John Gray), c'est peut-être ce qu'il y a de plus beau en littérature. Ce désir absolu, total, cette tentative d'atteindre ce qui est inatteignable, cette obligation inévitable de réaliser l'impossible met à jour une fragilité et une tension qu'il me serait impossible d'ignorer, qu'il me serait impossible de rejeter. Il y a quelque chose de quichottesque dans l'ambition de Johnson, c'est la transformation de l'hidalgo en écrivain. Particulièrement poignante, cette conviction, cet engagement pour la vérité à une époque où se propage (si pas se popularise) l'idée que la vérité n'existe pas, pas plus que la réalité. B.S. Johnson, c'est une course à contre-courant à l'ambition avant-gardiste dans une forme qui en principe s'oppose absolument à tout désir d'un vrai exprimé directement. Cette course n'est pas belle que parce qu'elle est perdue : elle est belle parce que Johnson est un vrai écrivain, un mec qui avait une voix, une voix qui n'a peut-être jamais été plus splendide, plus émouvante, plus puissante que dans Chalut, sans doute sa plus grande réussite.
Je pourrais arrêter ici, mais on vous a promis un article sur la biographie écrite par Jonathan Coe et, hormis quelques allusions, vous avez eu le délire d'un lecteur. Revenons rapidement au sujet avant de se dire vraiment au revoir.
A part ce qui est révélé des ambitions et opinions de B.S. Johnson, plusieurs choses font de B.S. Johnson, histoire d'un éléphant fougueux une lecture essentielle. Coe a eu accès à une documentation impressionnante qui se retrouve en partie telle quelle dans le volume, ce qui est particulièrement révélateur pour le lecteur francophone. Hormis la correspondance avec des amis, des éditeurs, des agents ou des critiques et les extraits de romans déjà disponibles dans notre langue, il y a en effet aussi et surtout des passages toujours à traduire, des poésies, des articles et même les quelques pages d'ouverture de Albert Angelo que Johnson avait fait sauter avant publication. Déjà rien que ça.
Coe parvient aussi à débusquer quelque chose qui surprendra sans doute la plupart des lecteurs : l'influence capitale sur Johnson de La déesse blanche de Robert Graves (énorme influence sur Gaddis aussi, d'ailleurs), sa superstition et sa conviction d'avoir rencontré la déesse lors d'un séjour au Pays de Galles. Sa mise en évidence d'une amitié extrêmement importante et particulièrement trouble avec un certain Michael Bannard est également bienvenue.
Mais ce qui m'aura le plus touché dans le Johnson de Coe, c'est bien l'intervention de Coe lui-même dans le texte. Ce n'est pas une biographie classique : on sent Coe tiraillé et ému, faisant part de ses questions, de ses doutes et de ses colères au lecteur, tentant et refusant à la fois de donner une explication, un sens type cause à effet à sa vie. Coe doute surtout de la pertinence de se lancer dans une telle entreprise (presque une décennie, quand même), alors que ses opinions et optiques littéraires sont aujourd'hui très éloignées de celles de Johnson. Mais quelqu'un comme Iain Sinclair (dont je préfère la littérature à celle de Coe), pour prendre un exemple improbable, aurait été, de par ses propres options expérimentales, incapable de voir au-delà du déjà-vu et du déjà-lu. Il se serait sans doute, comme Peter Ackroyd dans une critique de 1975 (« ‘expérimentation' lamentable archaïque »), fourvoyé à ne pas savoir voir ce qu'il y avait derrière. Peut-être fallait-il quelqu'un qui a vu et qui est revenu, quelqu'un comme Coe donc, pour donner à Johnson sa juste dimension. De plus, dans une littérature aussi rétive à l'avant-garde que la Britannique, où on considère osées les minableries de Steven Hall ou les romans ratés de David Mitchell ; où on hésite à publier Josipovici (dont un des derniers romans a d'abord été disponible en Allemagne, c'est dire) ; et où on a parfois l'impression que Sinclair et Alasdair Gray sont considérés comme des originaux intéressants avant tout pour leurs options politiques plutôt que pour leur écriture ; dans un tel pays donc il fallait sans doute que ce soit un auteur de la bonne vieille école, au succès commercial certain, qui s'attaque à la bête du roman vrai.
Je ne voudrais pas mettre de mots dans la bouche de Jonathan Coe, mais j'ai parfois l'impression que lorsqu'il se demande s'il est vraiment la personne appropriée pour ce travail, la vraie question c'est : pourquoi est-ce que je ressens de l'affection pour l'œuvre de Johnson ? De là à dire que cette bio est sa tentative de réponse… Ce qui est certain, c'est que je me pose aussi cette question : pourquoi cette affection pour Johnson ? Je ne suis pas plus près d'une réponse après avoir lu B.S. Johnson, histoire d'un éléphant fougueux mais j'ai peut-être compris définitivement qu'aimer Johnson n'était pas une affaire rationnelle ou rationalisable : c'est affaire de sentiments.