Parlons un peu de mon frère ... Lors de mon dernier séjour à Paris, il évoqua Claude Lanzmann dont la biographie venait de sortir et dont il avait entendu dire grand bien sur France Culture. Je me dis alors que c'était une bonne idée, de lui laisser ce cadeau. Sans aucun scrupule, je me jetai dans les premières pages, vouant à cette lecture les quelques heures qu'il me restait à Paris, abandonnant sans regret la possibilité rare de goûter une exposition à la mode, une promenade au musée... Il me fallût bien rendre l'objet. Une voiture climatisée avec chauffeur m'attendant gare Saint-Lazare. Je me lançai immédiatement dans un récit des impressions qui se bousculaient, arrivé à la page 164. Je perdis ces notes de ce livre à demi-lu.
J'étais cependant aux aguets ; il y a quelques semaines, je faillis monter une expédition jusqu'à une ville de ma communauté d'agglomération pour y emprunter le livre qui figurait dans son catalogue. Finalement, je patientai, laissant "Le lièvre de Patagonie" venir à ma rencontre. Ce qui advint samedi dernier. Consultant le catalogue électronique, je vis que le livre était disponible. Pourtant, je ne parvenais pas à le trouver dans les rayonnages. Décidé à ne plus me laisser guider par le hasard, je demandai à la bibliothécaire de me le réserver, ce qui s'avéra impossible puisque "le livre était disponible"... Un lecteur errait au même instant dans la bibliothèque, le lièvre patagon sous le bras, ignorant les joies que la lecture immédiate du pavé était en mesure de lui procurer. J'envisageai de le pourchasser, de le circonvenir par un éreintement flambant voire de l'assommer tout bonnement. Je renonçai, décidé à accepter jusqu'au bout ce destin de lecteur transi. Bien m'en pris car au détour d'un présentoir, je tombai sur l'animal. Le réseau de la médiathèque de l'agglomération autorise jusqu'à l'emprunt de vingt documents : j'imagine le lecteur déjà lourdement chargé renonçant à son civet pour me régaler. J'ai goûté les 381 pages restantes avec un plaisir de braconnier.
Je me plais à dire ce bonheur moi qui suis si soucieux de masquer mes faibles opinions, de les envelopper soigneusement dans une papier aux atours les plus vifs. Il paraît que les Japonais procèdent ainsi, qu'il est même des cadeaux que l'on conserve sans même les ouvrir tant l'art d'empaqueter est admirable et le contenu (parfois absent !) insignifiant. Ayant maintenant terminé mon civet, je me rends quelque peu compte que j'ai défait en toute hâte le paquet de Lanzmann. A lire quelques critiques sur les blogs, je ne vois plus que papiers fripés, remarques mesquines sur l'absence de générosité du donateur. Un peu plus, je joindrai ma voix à ce concert. Lanzmann suffisant, Lanzmann narcissique, insupportable. Sans compter une polémique qui ne semble pas faire honneur à notre mémorialiste au sujet de Jan Karski, quelques règlements de compte politico-cinématographiques non dénués de fondements puisque l'actualité veut que Shoah soit rediffusé(e) ces jours-ci à la télévision.
Résumer la vie de Lanzmann, Claude ? Résistant courageux, collaborateur de Sartre, sixième époux du Castor, ami d'une flopée d'illustres philosophes, cinéaste... Je n'ai pas le goût des résumés. Le trouble vient selon moi que l'homme est journaliste dans l'âme. Et sans conteste écrivain. Il dicte pour jouir du plaisir que procure "l'objectivation immédiate" (sic) que procure l'ordinateur sans peiner à deux doigts sur un clavier qu'il ne possède pas. Le dispositif est expliqué dès les premières pages. Lanzmann n'est pas sûr de trouver la force pour venir à bout de ce projet. Ce sont donc deux femmes, Juliette et Sarah, qui patientent, "se mettent à frapper" jusqu'à ce qu'il s'embarque pour nous donner à voir l'écrin sur l'écran. Rare sont les écrivains qui se soumettent à la voix. Lanzmann a passé une vie à écrire, une discipline qu'il peine à s'infliger lorsque amoureux de Simone de Beauvoir il oeuvre non loin d'elle. Pourtant, sur tous les sujets, graves ou futiles, alimentaires ou politiques, philosophiques ou mondains, il a écrit. Comme seuls les journalistes peuvent le faire. Ecriture de pure imagination, récréation, re-création, bouche-trou, mensongère par essence, impérieuse, urgente, testimoniale, rewritée. Lue. Lanzmann coupe, abandonne son propos dès qu'il entend qu'il rase. Il vole, il se livre mais se dérobe si le lecteur en a envie. Voici l'homme ! Quel gala ! Une revue aux mille feux (mâles). Un incendie du moi. Lanzmann n'est pas Montaigne. Qui a lu Les Essais d'un bout à l'autre en quelques heures ? Lanzmann n'a de temps que pour cette vie ou tout du moins sa première édition. En un sens, il a cette immense modestie. Il ne croit pas à sa vie sur du papier. Il ne consent à écrire qu'aidé d'une fiction, celle d'un temps arrêté. Il veut une preuve de l'existence : un journal du matin, une phrase déjà écrite d'un maître de la littérature dont il nous épargnera la lecture, une idée de réincarnation dont il ne peut que douter. L'homme sort un lapin de son chapeau : son histoire.
photo : Kalel Koven