26 janvier 2010
Abdelkader le Magnifique (1808-1883)
C'était l'année des sauterelles. Les habitants allumaient de grands feux pour disperser par la fumée les insectes jaunes qui avaient apporté avec eux la mort et la dévastation. Pendant des semaines, des tourbillons de fumée obscurcissaient le paysage et l'atmosphère était troublée par les inhalations noires qui s'en dégageaient. Pourtant, cette nuit là ne ressemblait pas aux autres. Aux abords de oued Hammam, le ciel consentit à arracher la terre et ses hommes à une canicule qui a trop longtemps duré. Des pluies torrentielles lavèrent la plaine aride, faisant déborder les eaux de leurs cours naturels. A l'aube, profitant de l'accalmie observée par les flots, les campagnes de Ghris et de ses environs commencèrent à déverser leur marée humaine vers la seule mosquée de la région, où le vieux cheikh Mahieddine avait convoqué une large assemblée des tribus de l'Ouest. C'était pour leur annoncer sa renonciation au commandement du
Ghris, Sud de Mascara, 1832
jihad contre l'ennemi colonial français. Abasourdis, les chefs de tribus ne comprenaient guère la décision du vieillard.
" - je connais le poids de la responsabilité et le prix de la confiance. Nous avons mené un combat loyal pour cette terre (...) La lutte va exiger de nouveau du sang et je ne suis plus capable de l'endiguer. L'âge me trahit. Cependant, je place devant vous le fils de Zohra, Abdelkader, et, si vous le voulez, je lui confie le commandement de l'Ouest " (p. 82)
Les yeux se tournèrent vers le timide jeune homme de 25 ans assis en face de lui, dont les yeux brillaient de foi et d'intelligence et dont l'esprit était imprégné par de mystérieux commentaires du Coran. Il avait montré une pugnacité remarquable au combat lors des dernières batailles. Proclamé Commandeur des Croyants, le jeune Abdelkader sentit déjà le poids de la responsabilité peser sur ses épaules.
" Au nom de Dieu le Clément et le Miséricordieux. Que sa bénédiction soit sur notre Maître Mohammed, le sceau des Prophètes.
Aux cheikhs, aux Ulémas, et à vous, hommes des tribus, en particulier les cavaliers armés du sabre, aux notables, aux commerçants, aux hommes du savoir : le salut soit sur vous, qu'Allah vous réconcilie, qu'Il guide vos pas, qu'Il vous assure le succès et qu'Il conduise à bonnes fins toutes vos entreprises !
Les populations de Mascara et de Ghris, à l'est et à l'ouest, leurs voisins et alliés, le Béni Chougrane, Abbas, Bordjia, et Yaacoubia, Les Béni Ameur, les Béni Mouhajer et autres dont les noms n'ont pas été écartés, se sont mis d'accord pour me reconnaître comme leur émir ; ils ont promis de m'écouter et de m'obéir pour le meilleur et pour le pire, de vouer leur personne, leurs enfants et leurs biens à l'exaltation de la parole de Dieu. J'ai accepté leur allégeance et leur obéissance comme j'ai accepté cette charge sans l'avoir désirée, avec l'espoir qu'elle permettra aux musulmans de s'entendre, d'effacer les discordes et les querelles, d'assurer la sécurité des routes (...) et de protéger le pays de l'étranger qui a envahi nos terres et projette de nous asservir. (...)
Je vous invite donc de vous joindre à nous. Faites allégeance et manifestez votre obéissance. Que Dieu vous unisse et vous guide dans cette vie et dans l'autre. (...)
Rédigé sur ordre du défenseur de la religion, sultan et émir des croyants, Abdelkader fils de Mahiéddine, que Dieu assure sa puissance et lui livre la victoire, amîn !
L'émir n'a pas empêché la machine de guerre coloniale d'envahir les terres de ses ancêtres. D'autres se sont chargés, plus d'un siècle après son avènement, de mettre dans ses rouages les grains de sable qui la feront s'effondrer. Mais on admire cette constance du combattant devant un adversaire surpuissant. Quinze années durant, le sultan n'a pas cessé de sillonner le pays en catalysant ses énergies contre l'ennemi colonial. Ses combats et ses initiatives ont dessiné les moindres recoins de l'Algérie. Il combattu en Kabylie, dressé des ateliers et des usines à Méliana, établi une capitale à Takdemt, pris contact avec les Italiens et les Anglais pour développer une industrie de poudre et de canons, imposé l'état et l'impôt contre les féodalités et les marabouts mystificateurs, etc.
Pourtant, le livre publié en arabe aux éditions Des scènes d'un incomparable réalisme truffent le récit de Laredj. C'est une ville, la Mais ce n'est pas tout. Cet intrépide guerrier est un homme de paix et de quiétude spirituelle. Le peu de temps que lui laissaient les nécessités de la stratégie et de la survie et le bruit des armes, il le consacrait à la philosophie et à la théologie. On le voit lire la
El Fadha' al Hour, première biographie romancée de l'émir Abdelkader, premier grand roman historique de la littérature algérienne d'expression arabe, est passé presque inaperçu en Algérie. Il a fallu le talent de Marcel Bois, son traducteur français, pour que Le livre de l'émir soit reconnu à sa juste valeur.
Un grand récit réaliste
Entre Mascara et Tanger, depuis la tribu des Gharraba jusqu'au territoire marocain des Béni Iznassen, des cavaliers hauts en couleur se déplacent avec femmes, enfants et chameaux. La charge qui écrase les bêtes, la difficulté du chemin, l'imprévisibilité de l'ennemi et les caprices du climat alourdissaient l'avancée des combattants. Surgissant d'un paysage semi-désertique, se faufilant entre les ravins et les contreforts, ayant parfois pour seule nourriture des racines de plantes bouillies dans l'eau, les chevaliers de l'émir comptaient sur la hauteur du relief, la rapidité de leurs montures et leur connaissance des lieux.
smala, transportée à dos de bêtes et organisée selon un schémas de cercles concentriques soufi, invention de l'esprit mystique de son chef dont la tente occupe le centre. C'est un résistant qui transporte avec lui une population, un matériel de guerre, de la nourriture pour les chevaux et les hommes, mais aussi tout un matériel spirituel constitué de près de 500 livres. C'est Si Qadour Ben 'Allal, l'un des plus vaillants lieutenants de l'émir, pris dans le piège que lui tendit le général Lamorcière, qui trouve en lui l'énergie du désespoir pour forcer la barrière de feu de l'envahisseur, emportant dans sa mort un haut gradé de l'armée d'occupation. C'est " l'enfumade " des habitants du Dahra par le général criminel Le Pellissier, qui mit le feu à l'entrée d'une grotte où la peur a rassemblé quelque 2000 habitants. C'est l'histoire de l'incroyable trahison de Moulay Abderrahmane (sultan du Maroc) et de son fils El 'Agoun (l'Idiot), qui commandita une tentative d'assassinat de l'émir. C'est l'émir Abdelkader, cerné par 50 000 soldats marocains, et confronté à une impressionnante armée française, qui arrive à vaincre la première avec ses 1000 cavaliers et à passer entre les doigts de la seconde. Expérience unique dans l'Histoire, au double point de vue militaire et spirituel...
Moqadima entre deux batailles et se poser des questions sur le destin d'Abou Hayane Attawhidî.
" Quand l'émir se dirigea vers la bibliothèque de son père, l'humidité montant de l'oued Hammam tout proche avait envahi les lieux, et le vent du désert qui dessèche les lèvres et la langue avait enfin cessé. Le soleil descendait peu à peu sur la pleine de Ghris (...). Abdelkader étendait la main vers la Muqaddima d'Ibn Khadoun. Sur les pages de l'ouvrage, il avait inscrit de nombreuses observations. Le livre lui avait été apporté du Maroc par un bouquiniste inconnu, qu'il avait vu entrer dans sa tente à l'heure de la sieste ; l'homme l'avait déposé sur ses genoux en lui répétant : " Lis-le, tu me remercieras, ou bien maudis-moi, si tu n'y trouves pas de quoi te désaltérer. " Puis il était parti, sans même demander son dû. " (p. 69)
Après avoir pris la mesure de la situation historique où il se trouvait (lassitude des tribus, surpuissance de l'adversaire, trahison du sultan marocain, etc.), l'émir s'est rendu à Lamoricière et a décrété son rôle terminé en Algérie. Après son emprisonnement à Toulon, il fut transféré au château d'Amboise. C'est alors que s'est déchaînée contre lui une propagande coloniale qui le présentait comme un guerrier inique et féroce, appelant à la condamnation du barbare fanatique. En peu de temps, grâce à sa possibilité de recevoir des invités et de " tenir salon ", il est arrivé à retourner l'opinion. Certains témoignages montrent des hommes passer de la détestation profonde à l'admiration sans limites. Des patrons de presse se mettaient en pleurs devant l'aura incroyable que dégageait le saint homme. Tous ceux qui l'ont approché en sortent bouleversés. Il est dans une posture intellectuelle inconnue de notre civilisation, disait en substance l'un des témoins.
Pas selon la définition idéologique qu'en donne le système algérien. Bien qu'originaire de l'Ouest algérien, le saint homme destiné à présider aux destinées locales de la Qadiriyya se réclamait de la tribu C'est sur ce point que se rejoignent les deux propagandes nationales et coloniales, la première évaluant positivement ce que la seconde évaluait négativement. On tombait d'accord cependant sur la définition exclusivement militaire de l'émir, sur ses vertus guerrières et sa pugnacité au combat. Bien entendu, un tel portrait, limité à la première période de sa vie, est fait pour rejeter les autres aspects gênants de sa personnalité, à savoir son caractère de " saint " (dangereux pour le pouvoir colonial à cause de son charisme légendaire, gênant pour le pouvoir algérien dont l'islam d'état est hérité du rigorisme badissien), son activité spirituelle, son soufisme, son érudition, sa poésie, son amour des chevaux, son indéfectible amitié pour les Français (oui !), son sens des affaires et de la diplomatie (c'est aussi un L'iconographie du personnage est essentiellement tardive et remonte à son séjour en France, puis à Damas. Il s'ensuit qu'on a très peu de représentations qui le montrent dans sa période militaire, pendant qu'il était encore au commandement de ses troupes. Pire, les portraits dont on dispose sont pris dans des situations officielles, où l'émir tenait à exhiber les multiples médailles et distinctions françaises qu'il a reçues en les portant sur son épaule gauche. Or, ce qui était une fierté pour lui, était un signe infamant pour le pouvoir et le nationalisme algériens : les décorations rappelaient à l'imaginaire collectif plutôt les harkis qui avaient choisi le camp de la France contre leurs frères. Est-il seulement pensable de représenter le plus grand résistant du pays et le fondateur de l'état moderne algérien avec des signes de Bien évidemment ! C'est à ce titre qu'il a été élu Commandeur des Croyants pour combattre les invasions infidèles sur les terres d'islam. Mais un musulman qui s'est incroyablement éloigné du Dogme sunnite. Sa référence n'est pas Ibn Hanbal ou l'imâm Mâlik. Il est parti loin, suivant sur les cimes de la méditation son parangon spirituel, le cheikh al Akbar, Ibn 'Arabi. L'issue de sa réflexion débouche vers une religion universelle (2) où islam, judaïsme, christianisme et mazdéisme ne sont que différentes portes d'entrée vers la connaissance de l'Etre suprême, possesseur de tous les êtres. Selon lui, l'unicité de Dieu interdisait de faire une distinction entre les croyants. Son islam est d'un côtéproche de celui du maraboutisme des masses populaires (il était destiné à la direction de la Qadirriyya) et de celui des hommes d'élection, les Maîtres soufis qui excellent dans l'expérience intérieure et la méditation personnelle. Après l'indépendance de l'Algérie, le pouvoir, confronté à la tâche d'édifier un état, a mobilisé les symboles historiques. La figure de l'émir, résistant par excellence à la pénétration française, a naturellement été sollicitée. (1) Son tombeau est rapatrié de Damas, bien que l'émir avait émis le désir de reposer auprès de son Maître Ibn 'Arabi, qu'il a contribué à faire connaître.
L'émir Abdelkader, un " arabo-musulman " ? berbère des Béni Ifrène. Certains témoignages affirment que ses yeux étaient bleus, " défaut " que la peinture nationaliste algérienne s'est vite empressée de corriger en dotant ses portraits d'attributs censés être plus " algériens ". Les yeux bleus étaient considérés en effet comme une particularité physique du " roumi " (le Français ou l'Européen).
L'émir Abdelkader, un guerrier infatigable ? business man !), sa franc-maçonnerie, son mysticisme, sa philosophie, etc. harki ? On a donc tout bonnement censuré ses portraits qui circulaient en Algérie, pour ne garder qu'un émir fictif, monté sur un cheval noir en brandissant une épée menaçante : figure conventionnelle et légitime qui trône encore aujourd'hui sur une place de l'Alger centre.
L'émir Abdelkader, un " musulman "... Le livre des haltes, traduit en français, restera un chef-d'œuvre de cet islam singulier.
Abdelkader, franc-maçon ? C'est sans doute l'aspect qui a le plus scandalisé le nationalisme algérien. Les historiens nationalistes ont prétendu que les documents exhibés pour étayer cette thèse étaient des faux. Or, des travaux universitaires ont bel et bien confirmé l'adhésion de l'émir au mouvement franc-maçon de son époque, qu'il vivait comme un accroissement d'universalité. Les dénégations des nationalistes venaient finalement du choc entre l'image d'Epinal qu'ils se sont faite d'un héros national et celle de la réalité historique.
Abdelkader, un ennemi de l'Occident ? Encore un aspect qui déroutera, surtout nos islamistes modernes. Bien qu'opposant farouche à la pénétration coloniale de son pays, l'émir est un...fervent admirateur de la France ! Il s'est montré curieux sur l'histoire de ce pays et surtout épris de ses techniques, qu'il essayait d'apprivoiser. Son grand projet était de spiritualiser l'Europe et de matérialiser (doter de techniques modernes) l'Orient. Quand il était à Bursa, il menait des expérimentations sur ses terres avec des ingénieurs français. En arrivant en Orient, il défendit âprement le projet du canal de Suez en prêtant main forte à Ferdinand de Lesseps dans la bataille idéologique qui a précédé sa grande réalisation. Celui-ci l'en récompensa d'ailleurs amplement. On le voit à Amboise se cultiver sur l'histoire de France et sur le christianisme et se lier d'une indéfectible amitié pour Monseigneur Dupuch, avec lequel il entreprit un véritable dialogue de civilisation. Waciny Laredj fait d'ailleurs de ce dialogue le lieu d'où jaillira le récit de la geste mystico-guerrière de l'émir. On trouve chez lui cette vertu qui a caractérisé Mehémet Ali en Egypte ou Mustapha Kemal en Turquie : pour lui, l'ennemi n'est pas un Satan, mais un adversaire respectable, supérieur en armes et en techniques, dont il faudrait apprivoiser les procédés, l'industrie et la culture.
Magnifique et imprévisible émir, dont le centre spirituel est situé en Orient, auprès de son Maître le Cheikh al Akbar Ibn 'Arabî, mais que les hommes avides d'idéologie et d'état ont dévoyé en Occident (au Maghreb) pour en faire une commode image d'Epinal. Son histoire, admirablement racontée par Waciny Laredj, est un hymne au dépassement de soi dans le dialogue avec l'autre. Abdelkader, l'exemple vivant d'un musulman hors normes, sur lequel les idéologies religieuses (4) qui polluent notre présent n'ont aucune prise. L'émir Abdelkader, résistant, philosophe, mystique, poète et visionnaire, tu as " acquis une a renommée qui franchira les siècles " (3).
(1) On peut distinguer au moins trois mythes de l'émir Abdelkader : 1) le mythe colonial créé par la propagande française en Algérie, à savoir qu'Abdelkader est un barbare fanatique qui égorge les Français; 2) le mythe officiel algérien, à savoir qu'Abdelkader est exclusivement un guerrier précurseur de la Révolution algérienne; 3) le mythe berbériste : forgé dans une optique de contestation du pouvoir algérien par le poète Matoub Lounès, qui proclamait qu'Abdelkader s'est rendu (sous-entendu : votre héros national est un traître). Enfin, on peut ajouter le mythe islamiste : à savoir qu'Abdelkader, le père de l'état algérien, est d'abord un musulman (mais on ne précise pas quel islam) : donc l'état actuel doit suivre le chemin tracé par son fondateur et devenir "islamiste". Un seul regard sur les écrits d'Abdelkader permet de réfuter tous ces mythes.
(2) En effet, selon la théorie de Wahdat al Woudjoud (Unicité absolue de Dieu), "Dieu est l'essence de tout adoré et tout adorateur n'adore que Lui." Peut importe la manière d'y arriver, chaque peuple ayant reçu du Tout Puissant celle qui lui convient le mieux :
Pour qui le veut le Coran [...]
Pour qui le veut la Torah
Pour tel autre l'Évangile
Pour qui le veut mosquée où prier son Seigneur
Pour qui le veut synagogue
Pour qui le veut cloche ou crucifix
Pour qui le veut Kaaba dont on baise pieusement la pierre
Pour qui le veut images
Pour qui le veut idoles
Pour qui le veut retraite ou vie solitaire
Pour qui le veut guinguette où lutiner la biche.
(3) C'est une phrase que l'émir lui-même utilise dans Lettres aux Français pour qualifier les Français.
(4) Je qualifie ainsi les idéologies issues des trois fondateurs de l'intégrisme islamiste : Hassan El Banna (1906-1949), Abu El Alaa El Mawdudi (1903-1979) et Sayd Qotb (1906-1966). Ce sont les trois sources doctrinales des intégrismes contemporains (qui se présentent comme l'islam authentique bien sûr).
Bio-Bibliographie :
A laquelle j'ajouterai :
- Waciny Laredj, Le livre de l'émir, traduit de l'arabe par Marcel Bois, Ed. Sindbad/Actes Sud, 2006, 2004 pour la publication en arabe sous le titre Kitâb al-Amîr (les citations du texte sont extraites de la traduction française)
- Ahmed Bouyerdene, Abdelkader, L'hamonie des contraires, Paris, Ed. du Seuil, 2008.