Les temps sont durs, mais quand un confrère te raconte les yeux pleins d'eau qu'il vient de perdre son frère et que sa soeur est restée pris plus de 15 heures sous des décombres, ça remet pas mal les choses en perspective. Difficile de se plaindre de ses petits problèmes par les temps qui courent.
Ce qui se passe là-bas nous affecte tous d'une manière ou d'une autre. Mais la vie continue, la route aussi et la misère de là-bas n'atténue pas nécessairement celle d'ici.
Ça se passe en fin de nuit, je viens de déposer des universitaires aux résidences de l'UdeM et redescend vers le centre-ville sur Côte-des-Neiges. Stoppé à un feu, je vois un jeune asiatique qui attend dans l'abribus. Je lui jette un coup d'oeil pour m'assurer qu'il ne veut pas d'un taxi et je m'apprête à repartir quand je le vois s'avancer vers l'auto. Il ouvre la portière à côté de moi, mais n'embarque pas.
— J'ai juste 4 $ Vous pourriez pas m'amener jusqu'à Sherbrooke? C'est parce que je sors de l'hôpital pis j'ai de la misère à marcher.
Avant qu'il ne finisse sa phrase, il se penche pour remonter le bas de son pantalon. Il a le tibia tellement croche que c'est à se demander comment il fait pour tenir debout. Stupéfait je lui dis de monter.
— J'ai eu un accident d'auto et ça s'est mal ressoudé, il va falloir qu'ils me cassent la jambe une autre fois.
Il m'apprend qu'il s'est fait rentrer dedans par une auto pendant qu'il quêtait au coin d'une rue. Il ne me dit pas ce qui l'a amené à faire la manche, mais peu à peu il me confie qu'il a perdu ses parents et que le seul membre de la famille qui lui restait est disparu dans le tsunami il y a cinq ans. Il me dit que le seul ami qui lui reste est son chien.
Je ne sais pas trop quoi lui répondre. Je l'écoute en continuant de rouler. Je repense à ce noir la veille, à qui j'ai demandé s'il était haïtien. Il était ruandais. Je n'ai pas su quoi lui répondre non plus. Ni à cet autre client qui m'a demandé de l'amener à un autre guichet automatique parce qu'il y avait une demi-douzaine de sans-abris qui squattaient la place. On ne sait pas toujours quoi dire. Ni quoi faire.
J'ai reconduit le jeune asiatique au coin de St-Denis et De Maisonneuve. Je ne sais pas où il s'en allait vraiment. Ni où il passerait la nuit. Probablement avec son chien dans un coin pas trop froid, ni trop humide.
Je lui ai dit de garder son argent.
Je lui ai dit courage.
Je n'ai pas su quoi lui dire de plus.