"Ce qui me frappait dans leurs visages, c'est que je ne voyais pas leurs yeux, mais seulement une lueur sans éclat au milieu d'un nid de rides.
Lorsqu'ils se sont assis, la plupart m'ont regardé et ont hoché la tête avec gêne, les lèvres toutes mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse savoir s'ils me saluaient ou s'il
s'agissait d'un tic. Je crois plutôt qu'ils me saluaient. C'est à ce moment que je me suis aperçu qu'ils étaient tous assis en face de moi à dodeliner de la tête, autour du concierge. J'ai eu un
moment l'impression ridicule qu'ils étaient là pour me juger." (p. 19)
C'est pourtant bien ce qui va se passer. Accusé du meurtre d'un "Arabe", Meursault se trouve accusé d'être paru indifférent à la mort de sa mère. Car ce trentenaire, à mi-parcours du roman, sous le
même soleil que le jour où il avait enterré sa mère, va laisser partir le coup de revolver qu'il tient par hasard à la main, comme pour se secouer d'un trop-plein de soleil et de sueur. Finies
alors ses baignades, les soirées tièdes dans son quartier de Belcour à Alger, le doux contact du corps
brun de Marie, ses baisers sur sa lèvre inférieure bombée, Meursault découvre l'univers carcéral, un espace, où, pour le punir, on le prive de sa liberté, du droit de fumer et de se suicider. Il
découvre qu'il peut du jour au lendemain tout perdre, même la vie.
A travers son personnage anticlérical et athée, refusant qu'on vienne essayer de lui faire croire le contraire pour
le consoler, Camus dénonce ouvertement une justice reposant sur l'éloquence de ses avocats carriéristes, sur un simulacre de procès au bout de onze mois qui fait tout de suite songer à
celui de Kafka, des journalistes qui, pour avoir un contenu à publier, créent un événement avec les rares informations dont ils peuvent tirer quelque chose.
Mais avant tout, Meursault
observe les autres comme si leur vie ne le concernait pas, comme si sa propre vie ne le concernait déjà plus. Camus peut évoquer sur plus d'une page un bout de femme au comportement bizarre
ou la relation du chien et de son maître qui ont fini par se ressembler, ce maître qui haït le vieux chien d'être toujours là, jusqu'à ce que celui-ci, prenant la fuite, le
laisse seul et désemparé. Il y aussi Raymond le voisin qui bat sa maîtresse infidèle et veut devenir son ami, ce qu'est véritablement Céleste, plein d'une bonne volonté inefficace, et puis
il y a Marie, Marie qui veut l'épouser, Marie qu'il n'aime pas mais veut bien épouser, car elle ou une autre, au fond, quelle importance.
Camus fait vivre son personnage comme si la réalité n'avait pas de consistance, comme s'il restait étranger au
monde qui l'entoure sans avoir envie d'y prendre part, comme s'il habitait un rêve éveillé, accaparé par son corps par lequel il subit le soleil, la fatigue, la lumière.
Voir une dernière fois sa mère, la pleurer, se marier, se faire des amis, aller travailler : tout lui semble égal et
indifférent, absurde. Le mot est lâché. A quoi bon ? Conçu avant la deuxième guerre mondiale, publié
en 1942, le premier roman de Camus sera aussi le premier à exposer de manière aussi radicale une
philosophie de l'aburde : il aura ainsi brossé le portrait d'un homme étranger à lui-même.
Incomparable.