CE QU'EN DIT LE PREMIER VENUIl est probable,
puisque tout le monde le répète, qu'il y a un mystère dans la poésie. Il est
sûr en tout cas que nous nous conduisons à son égard comme s'il y avait un
mystère. Tu ouvres un livre de poèmes, et tu es dès l'abord saisi. Avant même
d'avoir rien lu. Tu attends. Quoi ? Peu importe, tu attends. Déjà tout séparé,
retranché, détaché. De quoi ? Mais par exemple — que tu sois homme, ou poète —
de toute jalousie, de tout amour-propre, de tout souci de comparaison.
Parfaitement débarrassé de toi-même (ce qui ne va pas toujours sans quelque
anxiété). Pourtant, tu n'es pas humilié pour autant. Pas molesté le moins du
onde. C'est au contraire : tu te rassembles, tu es tout entier redressé — comme
si tu entrais dans un beau monument, comme si tu te mêlais à quelque cérémonie.
Tout réconcilié, tu penses à toi sans mauvaise humeur. Ta voix intérieure même
se transforme.
Ensuite vient le poème, laissons
cela. Et quand il est passé ? Non, tu n'as pas appris grand-chose. Que le temps
passe vite. Si l'on veut. (Pourtant il est toujours là.) Qu'il faut profiter de
la vie pendant que tu la tiens. Bien sûr. Peut-être que tes cheveux ressemblent
à des feuilles, et tes dents à des rochers. (D'ailleurs, pas tant que ça.) Tu
t'en doutais. Cependant, tu te sens vaguement changé, il t'est resté quelque
trace de l'évènement : c'est comme s'il était soudain devenu bizarre que les
cheveux ressemblent plus ou moins à des feuilles, et que ta vie soit courte.
Dans quelle stupeur es-tu plongé, où le plus banal te paraît singulier, et le
singulier banal ? Or il arrive que l'état se prolonge et t'étrange quelques
moments. (Comme si le mystère de la poésie, c'était de rendre mystérieux tout
ce qui n'est pas elle.) Il dépasse de ta manche un fil qui t'agace parce que tu
le vois trembloter sur le papier de ton livre. Tu le brûles à la base, du bout
de ta cigarette. Alors tu le vois soudain qui se tord en grelottant, puis se
penche et s'abat comme un arbre coupé à la hache, tu crois l'entendre gémir. Tu
demeures consterné. Un peu plus tard, tout rentre dans l'ordre. Mais entre
l'attente et la retombée, que s'est-il passé ? Eh bien, c'est proprement là le
mystère. Et si l'on accorde qu'il est précisément mystérieux que reste-t-il à
en dire ? Rien.
Jean Paulhan, À demain, la poésie,
Introduction à une anthologie [1947], dans Œuvres complètes, tome II, Le Cercle du Livre précieux, 1966, p.
312.
Contribution de Tristan Hordé