Les "annales" de thoutmosis iii - 7. a propos de la philosophie de la nature et de la pratique du pouvoir pharaonique ...

Publié le 26 janvier 2010 par Rl1948
   Interpellante, franchement ouverte sur la polémique, mon intervention d'aujourd'hui, qu'il faudra aussi comprendre comme une conclusion (provisoire ?) à la très longue digression consacrée aux "Annales" et consécutivement à Thoutmosis III que je me suis autorisée de mardi en mardi depuis le 24 novembre 2009, si elle doit être considérée comme une mise au point, une réflexion sur la philosophie de la nature et de la pratique du pouvoir pharaonique, trouve essentiellement son origine dans une expression que j'ai employée dans mon article de ce 19 janvier 2010 : souvenez-vous, j'évoquais tout à la fin, exactement  dans l'antépénultième phrase, le décès du souverain en ces termes : ... la mission qui était sienne terminée, Thoutmosis III pouvait songer à rejoindre le bel horizon ...
   
  - Mais, me rétorqueront d'abord certains d'entre vous, fidèles "exégètes" de mes propos hebdomadaires, n'aviez-vous pas déjà trompeté, la semaine dernière, que vous apposiez, précisément après ce sixième chapitre, le point définitivement final qui vous permettrait d'à nouveau nous emmener au Louvre, dans la salle 5 de ce Département des Antiquités égyptiennes que nous avions quittée voici deux mois ?
     - Cela figurait effectivement dans mes intentions. Toutefois, vos interrogations dans quelques commentaires
privés qui me furent adressés m'ont donné à croire, amis lecteurs, que vous attendiez de moi un éclaircissement, une mise au point par rapport à ce "mission qui était sienne".    
   En effet, ayant tout logiquement rendu compte dans mes articles successifs du nombre de victimes après la confrontation des forces en présence au pied de la forteresse de Mégiddo, de celui des prisonniers emmenés, des biens ennemis dont l'armée s'était emparés et, surtout, de cette pratique qui voulait que l'on coupât la main droite , - voire le sexe -, des cadavres aux fins d'en établir une comptabilité qui n'avait de sens qu'au bénéfice d'une propagande bien orchestrée, était-il possible à vos yeux que froidement je sous-entende que le rôle d'un gouvernant consiste à s'adonner à de semblables exactions ?
   Avant de développer mes propos, non
pour excuser qui ou quoi que ce soit, non pas plus pour exonérer Pharaon de telle ou telle décision qui, à l'aune du devoir-être cher aux philosophes, à l'aune de notre système de référent, de notre regard contemporain, nous semblerait à juste titre indéfendable, je voudrais, d'emblée, mettre l'accent sur une évidence : je crois très sincèrement que c'est un flagrant anachronisme que d'espérer analyser une action du passé, fût-il récent ou comme ici très ancien, avec nos critères et notre sensibilité d'hommes modernes.
   Pour le philosophe marrane Baruch Spinoza (1632-1677), les passions négatives telles que, par exemple, la haine, l'envie, la colère font partie de la réalité de l'homme : elles sont. Rien ne sert  dès lors de les déplorer ; il faut plutôt essayer de les comprendre ...

   Comprendre, non pas juger,
voilà le maître mot de sa philosophie, qu'il développe notamment dans son Traité politique (Garnier Flammarion n° 108, I, § 4, pp. 12 sqq). 

   Ceci posé, sans bien évidemment vous demander d'adhérer - ne voyez aucun prosélytisme dans mes propos ci-après et encore moins l'envie d'entonner le péan en faveur des faits et gestes royaux -, je vous invite à entrer de plain-pied dans une mentalité, dans un état d'esprit, dans une conception politico-religieuse inhérente à la civilisation pharaonique que seuls les textes d'époque m'autorisent à tenter de vous faire prendre en considération ...
   Il nous faut, en première étape, souligner que, de nature divine, Pharaon avait, dès les temps primitifs, été investi par Rê de certaines missions, et notamment celle d'assurer la bonne qualité de la vie en terre égyptienne : en fait, de maintenir la pérennité de Maât, ce principe d'ordre, de vérité et de justice. Mais aussi, et ce devait être consubstantiel, d'étendre cet ordre au-delà même des frontières du pays de manière à conserver l'équilibre cosmique voulu par le démiurge - le dieu Atoum, en l'occurrence - dans le monde qu'il a extirpé du non-être, du chaos primordial susceptible de renaître encore et toujours.
   Le monde ? Comprenons, d'après une formulation concernant
Hatchepsout, tante et belle-mère de Thoutmosis III, ce que cela signifiait exactement : Amon lui a donné ce qu'encercle le disque solaire et ce qu'enlacent Geb et Nout (Geb et Nout étant respectivement personnification divine de  la Terre et du Ciel) ; ou, dans un esprit semblable, sur une stèle d'Aménophis II, fils et successeur de ce même Thoutmosis et retrouvée dans le temple d'Amada, en Basse-Nubie, à quelque deux cents kilomètres de Philae : le monde correspond à tout  ce que le soleil entoure, tous les pays, toutes les contrées dont il a connaissance, dont il peut se saisir sur le champ en victoire et puissance.
   Vous m'accorderez, amis lecteurs, qu'ainsi précisée, une telle conception géographique faisait la part belle au devoir impératif qui incombait à tout souverain d'élargir les frontières du pays, comme l'expriment à l'envi les textes officiels de l'époque ; donc, d'étendre son pouvoir sur ces pays étrangers limitrophes dans la mesure où il se sentait responsable de l'Humanité tout entière; et tout aussi belle au soutien que le peuple ne pouvait qu'accorder à ce "héros" qui, grâce, entre autres, à ses expéditions militaires engagées pour en quelque sorte assurer la défense du pays, contribuait grandement au bien-être général : gérer et accroître le patrimoine qu'il a reçu des dieux, voilà aussi son devoir !
     Âhmosis, le pharaon fondateur de la brillantissime XVIIIème dynastie, celui que l'Histoire retient  pour avoir réussi à chasser les Hyksos du nord-est du Delta, prémices à la réunification de l'Égypte, ne se proclamait-il pas, dans une évocation manifestement très proche des titres auliques perses, - et, par parenthèses, reprise sans scrupule aucun au précédent XXème siècle encore par l'empereur d'Ethiopie - :  Rois des rois (de tous les pays) ?   
   En résumé, Pharaon s'arrogea ainsi le droit, au nom d'une prétendue volonté divine, de militairement s'inviter en terres asiatiques pour les uns, en terres nubiennes pour d'autres, voire, pour certains, dans les deux au cours d'un même règne, dans la seule optique de détruire les puissances dangereuses qui voudraient attenter à l'harmonie jadis instaurée par le démiurge.
   Il est incontestable que la monarchie pharaonique eut, de manière atavique, prétention à domination universelle ; attitude apparemment virale puisqu'elle fit malheureusement florès tout au long de l'Histoire jusqu'à notre époque immédiatement contemporaine ... 
   Je me dois aussi d'ajouter, pour que cet aspect de l'idéologie antique soit bien appréhendé dans toutes ses composantes, que la maîtrise de l'univers connu des Égyptiens, par ailleurs concomitante à la souveraineté exercée sur le pays lui-même, ressortissait à la conception duelle qui caractérisa la réalité géographique et politique de cette civilisation : Pharaon n'était-il pas appelé Maître des Deux-Terres, c'est-à-dire de la Haute et de la Basse-Égypte ? ; ou Maître des Deux-Rives ? S'opposant à cette première entité géographique : les pays étrangers que la terminologie globalisait, autre facette de ce dualisme, sous l'appellation de Pays du Nord, quand il s'agissait de définir les terres du Proche-Orient, les terres asiatiques et Pays du Sud quand il était question, par exemple, de la Nubie. 
    
Maintenir la pérennité de Maât, ai-je ci-avant énoncé. Qu'est-ce à dire exactement ?
   Que, toujours selon le même principe de dualité, s'il y a la maât, l'ordre, d'un côté, il y a inévitablement isefet, le désordre, de l'autre et qu'à l'instar du démiurge, le roi se devait d'organiser l'univers de manière que ne réapparaisse pas l'hydre des origines, toujours susceptible de s'immiscer, soit à chaque changement de règne, soit en cas de vacance du pouvoir.
     Ceci étant, je voudrais ouvrir une petite parenthèse pour simplement préciser que Pharaon ne s'identifia jamais à ce dieu créateur : il n'était que le dépositaire, l'épigone, l'héritier de son pouvoir démiurgique ; mais aussi un  officiant, un ritualiste qui, par ses actions guerrières ou autres, mettrait définitivement en capilotade les forces extérieures néfastes : maât contre isefet !, l'un n'allant pas sans l'autre ...
   C'est donc de cette optique que se prévalaient les incursions royales en terres étrangères et les guerres qui y furent menées : elles étaient en quelque sorte présentées comme une véritable catharsis destinée à contrer les puissances maléfiques dont ces pays constituaient assurément le creuset : les souverains égyptiens ne pouvaient admettre que ce voisinage qui faisait incontestablement partie à leurs yeux des forces hostiles du sempiternel chaos puisse mettre en péril l'ordre du monde personnifié par Maât et dont ils avaient, eux, personnellement reçu mission d'être le garant.
     Dans cette perspective, il n'est pas incorrect de ma part d'avancer - à l'encontre de l'avis parfois admis -, que Pharaon fut bien plus certainement un roi-prêtre, au sens où il ne prétendait agir que selon la volonté divine, qu'un roi-dieu.
     Certes, d'aucuns argueront du fait que des textes laudatifs le qualifient, par exemple, de "dieu-bon".  En fait, ce n'est pas à  l'être de chair que s'adressent ces termes obséquieux, mais plutôt à la fonction qu'il personnifie, à tout le moins au caractère sacré de celle-ci.
   Et c'est précisément cette sacralité du pouvoir qui, par analogie, faisait que le souverain était considéré comme de naissance divine. C'est un peu d'ailleurs la raison d'être des deux cartouches qui,  clôturant les cinq titres du protocole royal, encadrent ce que, par facilité, les égyptologues appellent nom et prénom : en fait, l'un exprime la personne physique et l'autre, l'image divinisée ...
    
Permettez-moi, amis lecteurs, d'à présent terminer en insistant sur le fait que tous ces préceptes de l'idéologie pharaonique que j'ai aujourd'hui évoqués dans le but de vous faire mieux comprendre, sans évidemment les approuver, les raisons pour lesquelles tout souverain égyptien, médiateur entre les dieux et les hommes, se sentit à plusieurs reprises investi de la mission de pénétrer, voire de guerroyer en terres étrangères, assuraient le bon fonctionnement de l'ordre cosmique.
     Maîtres à la fois du pays et de tout ce qu'il contenait - êtres vivants, mais aussi l'eau et les richesses du sol et du sous-sol -, ils ne furent, semblerait-il, aucunement considérés comme des dictateurs ou des tyrans, à la mesure de ce qui prévaudra plus tard dans le monde gréco-romain : ils personnifièrent au contraire la manifestation éminemment rassurante de la volonté d'oeuvrer pour le bien de tous en accord avec les dieux.
     Cette doctrine que les textes de la propagande officielle étalent  avec complaisance et qui, en quelque sorte, permet d'avaliser les pleins pouvoirs que s'arroge Pharaon, Pascal Vernus, dans son excellent Dictionnaire amoureux de l'Egypte pharaonique, filant admirablement la métaphore, la définit comme la "langue de bois", le "politiquement correct", ouvrant grand la porte à toute espèce de justification des actions royales.
     Je ne puis m'empêcher, en guise de conclusion, d'ici vous donner à lire ce passage (p. 536) :
     "Le réel est toujours dissident. Veut-on l'assujettir qu'il se rebelle. Il s'échappe comme le sable du tamis. Aussi est-ce le tamis que décrit la langue de bois en prétendant décrire son contenu".      
             
 
(Bonhême/Forgeau : 1988 ; Husson/Valbelle : 1992 ; Vernus : 2009, 535-47 et 746)