AFRIQUE DU SUD
Editions Phébus, 2009
Né en 1939 dans l'Etat libre d'Orange, Karel Schoeman est l'une des plus grandes figures littéraires contemporaines de l'Afrique du Sud (il écrit en
langue afrikaans) . Ayant pris fait et cause pour le combat des noirs, il fut décoré de l'Ordre du Mérite par Nelson Mandela.Son oeuvre abondante a été traduite tardivement en France, par les
éditions Phébus.
Son dernier roman, Cette vie, a obtenu le Prix Hertzog, la plus prestigieuse récompense littéraire d'Afrique du Sud.
Quelle découverte ! Karel Schoeman écrit un chef d'oeuvre à partir d'un personnage modeste à qui il n'est rien arrivé d'héroïque ; on pense notamment à Un coeur simple de Flaubert : nous
sommes à la fin du XIXe siècle, en Afrique du Sud, dans la région du Roggeveld, l'une des plus inhospitalières d'Afrique du Sud. Au crépuscule de sa vie, alitée dans sa chambre d'enfant, une
femme se souvient de "ce qu'elle a vu et entendu" : la vie de sa famille afrikaner, ses parents, de ses deux frères puis de ses neveux ; elle, la vieille fille un peu bizarre à qui on n'a jamais
fait attention, à qui on n'a jamais vraiment donné d'affection.
Alors, ce soir, cette nuit, avant de mourir, la vieille femme solidaire va tenter de recoller les fragments, les éléments du puzzle pour raconter la vie de sa famille. Cette femme à qui l'on a
jamais confié de secrets, à qui l'ont a jamais rien expliqué, va tisser les fils de la tapisserie, recoller les fragments pour tenter de raconter la vérité.
Des silhouettes tout en clair-obscur, telles des fantômes, vont alors surgir à la lueur de la bougie : le père, fermier travailleur à l'origine de la fortune de la famille, la mère, femme
austère, ambitieuse, reniant son passé de nomade. Les deux frères ennemis, Jakob et Pieter, qui se disputent une femme. Ambitions, jalousie, secrets de famille. Dans les couloirs, derrière une
porte, derrière un rideau, la femme voit, écoute, devine.
A travers cette voix humble, c'est toute l'histoire de la conquête de l'Afrique du Sud qui est racontée : splendeurs et misères des éleveurs, toute puissance de la religion, guerre des
Boers...
Dans ce magnifique roman, pas d'aventures héroïques, non, juste le quotidien, rythmé par les saisons, les sécheresses et les hivers rigoureux...Les personnages se dessinent peu à peu mais
gardent tout de même tous leurs secrets, que la vieille femme ne fait qu'effleurer.
On pense à des scènes de peinture de Georges de La Tour : la vieille maison n'est éclairée qu'à la bougie et la vieille fille, la grande solitaire entraperçoit des
silhouettes. Les souvenirs sont des éclats de lumière surgissant avant l'obscurité définitive.
Quant à l'écriture, très classique, on admire ces longues phrases amples, très simples mais aussi très lyriques magnifiant les paysages secs et désolés de l'Afrique du Sud.
Du grand art qui magnifie Madame tout le monde, une femme qui n'a vécu que du quotidien et à vécu à travers les autres. Mais cette nuit, la raconteuse d'histoires est au premier plan...tout
simplement magique.
"Des mots et des images datant de plus de plus de plus de soixante-dix ans, des bribes de conversations, une petite phrase prononcée par une domestique à la cuisine, quelques mots d'un berger
dans le veld, des anecdotes et des récits, des poèmes, des comptines, et les psaumes que nous chantions le soir, autour de la table du salon, ou plus tard, au temple du village: autant de scènes
que je serais incapable de replacer dans leur contexte, la maison et la cour illuminées par le clair de lune, les reflets de la lune qui scintillaient dans le miroir, et au loin les étincelles
sur l'eau du lac qui retenait la lumière...Voila ce que j'ai retenu et tout ce que je puis faire désormais, couchée dans cette chambre obscure où j'attends le sommeil, c'est passer tous ces
souvenirs au crible, seule, sans main pour me guider, sans voix qui murmure à mon oreille. J'étais une enfant calme et timide dont personne ne remarquait la présence, une enfance curieuse au
regard éveillé et attentif qui avait le don d'observer et de se souvenir et aujourd'hui encore, ma mémoire et ma raison sont intactes, même si ce sont les seules facultés qu'il me reste. Trier et
classer les fragments, les pierres et les éclats, les bouts de chiffon, les fils, les rubans et les petits mots, reconstituer enfin cette histoire dont, pendant toutes ces années, j'ai été l'une
des protagonistes, silencieuse et vigilante, dans mon coin, en retrait, peut-être aussi comprendre, voire pardonner, éliminer les tourments, les reproches et la souffrance inexprimés, solder les
derniers comptes. Me souvenir.
Il faudrait que je me lève, que je remonte le temps et que je traverse les années, seule dans l'obscurité. Que je me déplace dans la maison endormie sans faire de bruit afin que nul ne m'entende,
et que j'ouvre la porte d'entrée ; que je franchisse le seuil et que je m'aventure au-dehors"