Au générique, on verrait bien un nouvel Andreï Roublev. Mais Lounguine n'est pas Tarkovski, et les vertus de son Tsar ne sont pas contemplatives, ou alors pas de la même manière. Non, Ivan s'appelle le Terrible: ça se souligne, ça se martèle - impitoyable galop de la garde rapprochée, au début du film. Il y a bien sûr de la sur-dramatisation, dans cette séquence où l'on met à Ivan son habit d'apparat, vêtement après vêtement, en Rambo impérial. Sobriété ne veut rien dire, ni pour le personnage du tsar, ni pour son acteur Piotr Mamonov, ni enfin pour Pavel Lounguine, qui n'hésite pas à la jouer clinquant. Et il ne lésine pas, l'auteur d'Un Nouveau Russe: pour donner du crédit à sa reconstitution historique, il a embauché le chef opérateur de Clint Eastwood, Tom Stern. Bref, Tsar a coûté cher, et ça se voit.
Seulement, quand on voit Ivan se faire trainer sur un tapis à implorer la miséricorde divine, quand on voit son peuple le suivre en rampant, on se dit que tout ce bazar est légèrement plus frappé que le commun de la grosse production. En quoi on ne se trompe pas: Pavel Lounguine, avec Ivan le Terrible, nous emmène où bon lui semble, c'est-à-dire dans les directions les plus contradictoires. Ce tsar a tour à tour - et toujours jusqu'à l'extrême - l'humilité du mystique et la mégalomanie du tyran, phases que la mise en scène épouse scrupuleusement. Fausse reconstitution historique, le film dégénère en spectaculaire dispute entre le pouvoir et la foi.
De même que, chez Ivan, on ne trouve de constante que dans la démesure des comportements, de même l'unité de Tsar est moins à chercher dans les fruits d'un débat théologico-politique que dans l'état d'hystérie, suscité par cette dispute, qui s'installe progressivement à l'image. L'expression euphorique de Piotr Mamonov, comme en proie à mille hallucinations, semble garder dans toutes les contradictions une inspiration identique. Le personnage de Fol en Christ qu'il jouait dans L'Ile gagne ici en ampleur et en ambiguïté - en même temps que l'ambivalence religieuse et politique qu'il y incarne (et qui ne manquera pas d'être pointé du doigt par les instances morales et politiques les plus convenables.)
C'est bien dans cette atmosphère de folie burlesque que se posent les vraies questions de Tsar. Au-delà d'un antagonisme entre le Dieu terrible de l'ancien testament, invoqué par le pouvoir théocratique, et celui, miséricordieux, évoqué par le métropolite Filipp, Lounguine nous fait voir une foi dont il met à nu les fondements spectaculaires. Avant même son caractère religieux, Tsar peut être vu comme le prolongement de la réflexion de l'Ile sur le crédit de l'image et de la théatralisation - et à partir de là seulement comme un questionnement sur les enjeux spectaculaires du pouvoir et de la foi orthodoxe.
Mais le grand talent de Lounguine, c'est de nous mettre dans des situations burlesques critiques, en en révélant les constructions - par exemple les divertissements sadiques du tsar et de son peuple -, tout en laissant un crédit possible à des icônes, à un miracle, à la sainteté - y compris après que les symboles du pouvoir spirituels ont été désavoués, les habits du métropolite déchirés, comme dans une compromission dramatique avec le pouvoir temporel. Il y a enfin deux fous shakespeariens dans ce Tsar. D'abord une simple d'esprit, qui fait penser à un personnage similaire d'Andreï Roublev, parfaite incarnation de l'innocence, puis un fou maléfique et grotesque, qui termine sur un bûcher, à flatter encore Ivan, ou à le moquer, personne ne le saura.