Doit-on faire évoluer la traduction juridique ?
La traduction juridique a fait l'objet d'un colloque en octobre dernier « La traduction du droit et le droit de la traduction » qui s’est tenu à Poitiers (organisé par le CNRS et par l’Université de Poitiers).
Sylvie MONJEAN-DECAUDIN, de l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense, nous livre dans ce papier (publication) son analyse de la situation concernant la traduction juridique actuelle et ses limites et propose l'introduction d'une nouvelle thématique / discipline.
Un passage est particulièrement intéressant pour nous et décrit la situation actuelle (situation à laquelle nous sommes confrontés en tant que société de traduction gérant des projets de traduction juridique et à laquelle les traducteurs juridiques et assermentés sont aussi confrontés quotidiennement) :
Pour résoudre leurs problèmes conceptuels et terminologiques, les traducteurs juridiques s’en remettent à des dictionnaires bilingues, à des bases de données, à des mémoires de traduction fournies par des agences de traduction, etc. Il faut admettre que les délais de livraison d’une traduction ne permettent pas un travail de recherche sérieux en droit comparé. De plus, les traducteurs juridiques ne sont pas, en général, suffisamment formés en droit.
Il faut souligner ici que dans la pratique, la situation atteint son paroxysme dans le contexte judiciaire. Les traducteurs lorsqu’ils sont missionnés par la justice sont, en général, tenus de traduire littéralement. La traduction littérale est une traduction fidèle pour les juges.
Qu’est-ce que traduire littéralement ? Le dictionnaire Littré définit la traduction littérale comme « celle qui est faite mot à mot » , c'est-à-dire celle qui est conforme à la lettre du texte original .
Le débat, qui oppose les tenants de la traduction littérale et ceux de la traduction libre, date de l’Antiquité . Ce sujet a déchiré les linguistes et les traductologues puisqu’il a conduit à la scission entre ces deux disciplines . Mais aujourd’hui, la traductologie semble avoir tranché le débat et les notions de fidélité et de littéralité de la traduction ont été remplacées par d’autres notions comme l’équivalence de sens entre l’original et sa traduction .
Pourtant la Cour de cassation procède d’une autre logique. En effet, elle a eu l’occasion de se prononcer sur cette question dans trois arrêts importants en la matière, rendus par la chambre criminelle les 19 juin 1984, 19 octobre 1984 et 19 mars 1991 . Par sa jurisprudence, la Cour de cassation a précisé dans quels cas la traduction doit être littérale. Plus précisément, elle a indiqué que c’est l’acte par lequel le traducteur est désigné, qui détermine si la traduction doit être ou non littérale. Par conséquent, si le traducteur est désigné par réquisition, la traduction doit être littérale. S’il est désigné par ordonnance d’expertise, il peut s’écarter de la littéralité.
La traduction littérale est dénommée « simple traduction » par la Cour de cassation. Dans l’arrêt du 19 juin 1984, la Cour a considéré que la traductrice n’avait « été chargée que de faire connaître au juge d’instruction le sens littéral d’un procès verbal de recherches négatives établi en allemand par un policier de Zurich ». Il ne s’agissait pas, par conséquent, d’une expertise. L’arrêt du 19 mars 1991, précise : « en effet, la traduction littérale d’un texte peut être assurée, sans recours à la désignation d’un expert, par un traducteur commis à cet effet dès lors que ledit traducteur ne se trouve pas dans l’obligation de se livrer à des analyses particulières pour déterminer le sens et la portée de ce texte ».
Il s’avère, par conséquent, que la traduction a le caractère d’expertise, lorsque l’ordonnance du juge pose une question d’ordre technique. Dans l’arrêt du 19 octobre 1984, la chambre criminelle explique que « en cas de difficultés (original manuscrit illisible, photographie défectueuse), les experts mentionneront l’impossibilité de procéder à une traduction littérale et, lorsque ce sera possible, donneront le sens général du texte correspondant, en formulant au besoin leurs réserves ».
En outre, l’arrêt du 19 mars 1991, précise que la traduction littérale peut porter sur tous types de documents et qu’ « il n’importe que les pièces à traduire concernent ou non le fond de l’affaire ». Par conséquent, à partir du moment où le traducteur est désigné par réquisition et non par ordonnance d’expertise, sa traduction quel que soit le document, doit être littérale.
Nous rappelons que la traduction peut porter sur des pièces de procédure comme des décisions de justice, des contrats, des extraits de casier judiciaire, des articles de code etc. Nous rappelons également que la traduction peut emporter la conviction du juge, elle peut être retenue comme élément probant, elle peut avoir des effets juridiques.
Sachant que dans la majorité des cas, les traducteurs sont désignés par réquisition et, par conséquent, assignés à la littéralité, l’on peut s’interroger sur la fiabilité ou la fidélité de la traduction. Lorsque la traduction est juridique, le traducteur va être confronté à des concepts propres à une culture juridique et à son langage, comment pourra-t-il s’en tenir à une traduction littérale ? Par exemple, cela conduit à traduire de l’espagnol vers le français, le « recurso de reforma » par « recours en réformation » ou « recours de réformation » ce qui est un contresens total ."
Au delà des nos préoccupations courts termes, Sylvie Monjean-Decaudin propose la création d'une nouvelle discipline "la juritraductologie" qui permettrait d'étudier et de réunir le droit comparé et la traduction juridique.
Nous vous proposons l'article en question sous format pdf, sylvie-monjean-decaudin-traduction-juridique-2010. Vous pouvez aussi le télécharger ici sur le site du CEJEC (Centre d’études juridiques européennes et comparées).