A lire le romancier syrien Khalil Sualeh (article en arabe, comme le reste des liens de ce billet), c’est à la Syrie que le cinéma arabe doit la première scène de nu (féminin) intégral. En 1972, Nabil Maleh (نبيل المالح) réalise Al-Fahd (الفهد : Le Guépard), tiré d’un roman de Haïdar Haïdar (حيدر). Malheureusement, trop peu de spectateurs auront pu découvrir la scène où la belle Ighra (إغراء : « séduction » un nom prédestiné !) ne cachait rien de son anatomie ; quelques années plus tard, la censure décida de dérober aux regards une scène devenue trop audacieuse.
Côté hommes, ce n’est que tout récemment qu’un acteur a osé se montrer in naturalibus. Au tout début de l’année 2007, la presse, conviée au tournage de The Baby Doll Night (le titre est un hommage au film d’Elia Kazan), découvrait avec stupeur des photos du tournage où l’acteur Nour El-Sherif (نور الشريف) apparaissait totalement nu.
Mais le contexte le justifiait (si l’on peut s’exprimer ainsi !) : dans ce film produit par la société Good News4, un des plus gros budgets du cinéma arabe mais qui se solda par un relatif échec commercial, Nour El-Sherif incarne un journaliste pris dans une conspiration post-11 septembre dans laquelle il affronte notamment un sergent américain, son ancien tortionnaire dans la prison d’Abu Graïb. C’est donc à l’occasion d’une reconstitution cinématographique des tortures dans les geôles étasuniennes que rien ne voilait la nudité de cet acteur, une des grandes stars du cinéma égyptien.
A l’époque, l’affaire avait fait grand bruit et quelques religieux avaient estimé utile de se disputer, par médias interposés, sur l’attitude de l’islam à propos de cette grave question : la position tranchée des uns, invocant l’interdiction religieuse d’un tel dévoilement, appelant, au regard du contexte, le jugement plus réservé des autres, parmi lesquels le propre frère de Hassan El-Banna, le fondateur du mouvement des Frères musulmans.
On peut penser malgré tout que le grand public a eu du mal à accepter qu’une de ses vedettes préférées se mette ainsi à nu : en offrant ainsi sa ‘urwa, son intimité, aux regards de tous, Nour El-Sherif perdait sa « virilité ». Autant dire qu’il n’était plus vraiment un homme, et qu’il pouvait devenir la cible d’attaques sur sa sexualité. Ce n’est donc pas forcément par hasard s’il a été impliqué, en octobre 2009, dans des ragots colportés par la presse à propos d’un réseau de prostitution masculine dans un grand hôtel du Caire (article). L’acteur, par ailleurs connu pour ses « idées de gauche », a naturellement porté plainte pour diffamation (article).
Ancien élève des beaux-arts du Caire, dans les années 1980, Osama Fawzi sait mieux que personne que son scénario ne correspond pas à la réalité actuelle puisque ce type d’exercice a été supprimé des cours officiels aux temps du vertueux Sadate. Mais la description qu’il donne d’une institution gangrenée par la médiocrité, la corruption et l’hypocrisie religieuse (tant chrétienne que musulmane) n’en a pas moins suscité la colère des milieux artistiques officiels, et les étudiants des beaux-arts ont même tenté de faire interdire la projection d’un film peignant leur école sous un jour si négatif (article).
Il n’y a pas qu’en Egypte où le dessin de nus « d’après nature » a disparu. Les modèles, masculins et féminin, autrefois engagés par les beaux-arts de Damas, sont allés “se rhabiller”, comme dans bien d’autres institutions du même type dans le monde arabe… Et Assad Arabi (أسعد عرابي), un des grands noms de l’avant-garde picturale syrienne de la génération des années 1960, a quelques raisons d’affirmer que dessiner un nu est devenu, dans ce climat de décadence intellectuelle et artistique, une sorte d’aventure, et même une faute susceptible de ruiner une réputation artistique dans des milieux esthétiques extrémistes et hypocrites («أصبح رسم العاري بسبب من التردي الثقافي التشكيلي، نوعاً من المغامرة، حتى لا أقول الخطيئة والمخاطرة بالسمعة الفنية، في أوساط ذوقية تعصبية متزمتة»).
Cette déclaration est reprise dans le dossier de presse (en anglais) mis en ligne par la galerie Al-Ayyam à l’occasion de sa dernière exposition. Créé en 2006 à Damas (voir ce billet sur le marché de l’art en Syrie), ce nouvel acteur du marché de l’art arabe a ouvert depuis deux nouveaux lieux, l’un à Dubaï et l’autre à Beyrouth où se tient d’ailleurs (elle vient de s’achever) l’exposition du peintre syrien sous le titre Aqni’at al-jasad (أقنعة الجسد : Les masques du corps). Un choix qui n’est pas forcément de circonstance dans la mesure où l’exposition des œuvres de cet artiste, qui joue sur l’opposition du voilé et du dévoilé (comme on le voit dans La Noce, en haut de ce billet), n’était pas aussi aisée dans la prude capitale syrienne. D’ailleurs, aucune imprimerie à Damas (où les coûts d’impression sont bien inférieurs à ceux du Liban) n’a voulu se charger de la production d’un catalogue surchargé d’images « scandaleuses » (voir cet article).
Ci-dessous, quelques exemples du travail si impressionnant d’Assad Arabi, qui vit entre Damas et Paris et qui vient de publier (en arabe) un livre sur le Choc de la modernité dans la peinture arabe (صدمة الحداثة في اللوحة العربية). Il y dénonce le retard artistique arabe, mais tout aussi bien les idées fausses qui circulent en Europe et ailleurs sur « l’interdit de la représentation dans les sociétés musulmanes » (quelques infos sur les différences entre les conceptions, et les pratiques, des sociétés chiites ou sunnites dans ce billet).
Une idée reçue qui contribue ans nul doute à recouvrir d’un voile – forcément intégral ! – la réception du travail des artistes arabes contemporains.
Successivement, et tirées du site de la galerie Al-Ayyam : Arab Monsters Soft Isolation, Le Bébé et The Turn Over Naked.