Nicole Bacharan
éd. Seuil, février 2007, 144 pages
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Au moment d’une campagne présidentielle française où les enjeux internationaux brillent étrangement par leur absence, on peut regretter les limites d’un essai qui propose une analyse réchauffée sur l’antiaméricanisme et un appel simpliste à un « nouvel atlantisme ».
« Alter-puissance » contre « hyper-puissance » ?
Le début de l’essai commence par une interrogation que nous nous sommes tous posée, au moins une fois dans notre vie. L’auteur réfléchit ainsi à la question de son « engagement » en 1940 après la Débâcle. Aurait-elle été « passivement » vichyste, par réalisme et fidélité à la France que prétendait incarner l’ancien « vainqueur de Verdun », Philippe Pétain ? Ou aurait-elle suivi le général Charles de Gaulle qui appela très tôt les Français à résister à l’Occupant allemand ? Par cet exercice comparatif éculé, Nicole Bacharan nous suggère de repenser dans l’urgence et avec lucidité notre vision d’un monde instable et déroutant qui échappe si souvent à l’analyse.
Poursuivant sa logique, elle continue évidemment le questionnement sur le véritable ennemi d’aujourd’hui. Quel est-il ? « L’hyper-puissance » américaine comme l’affirment, en France, une certaine gauche et une droite chiraco-villepiniste trop fières de proposer un « alter-modèle » aux Etats-Unis ? Ou le nouveau totalitarisme vert, islamiste s’entend, qui perpétue comme le nazisme ou le stalinisme, au siècle précédent, sa haine de la liberté et de la démocratie ?
Récusant toute idée de « choc des civilisations » (1) ou d’idéalisation de la première puissance du monde, Nicole Bacharan, politologue et historienne spécialiste de la société américaine (2), rappelle que le totalitarisme islamiste ne veut pas seulement créer une ligne de front entre Orient et Occident. Le fossé se constitue surtout à l’intérieur même des nations, en premier lieu musulmanes, entre les habitants épris de liberté, de justice et de démocratie et ceux qui sont motivés par la haine, la violence (qui s’exerce d’abord et toujours contre les femmes), le rejet de la liberté, en un mot de la « barbarie ». Cette fracture doit interpeller les consciences occidentales qui ne doivent pas oublier leur responsabilité malgré les errements de la politique de George W. Bush et de ses conseillers, véritables « apprentis sorciers de la démocratie ».
Selon la chercheuse, « ceux qui dénoncent aujourd’hui l’impérialisme de l’Amérique risquent de regretter bientôt son indifférence ». Elle ajoute « qu’il ne peut y avoir de protection ou de progrès du droit et de la justice sans un engagement américain que l’on souhaite sage, fort et durable, « nation indispensable » pour la sécurité du monde (dixit Madeleine Albright, ancienne secrétaire d’Etat)… ni sans une France ou une Europe annonçant clairement leur fidélité aux valeurs communes ».
« Pour un nouvel atlantisme »
Pour l’essayiste, la France et les Etats-Unis partagent des valeurs (les libertés, l’idée de progrès et la démocratie) et des intérêts communs qui sont supérieurs à leurs divergences, mêmes aggravées sous la présidence de G. W. Bush.
Après avoir démonté fort justement les nombreux clichés antiaméricains (sur la violence du modèle social, de la justice, sur l’éducation, le communautarisme ou l’influence de la religion) au sujet desquels les prétendues différences françaises ne sont pas forcément à l’avantage de notre pays (3), Nicole Bacharan appelle à la refondation d’un « nouvel atlantisme ». La France, « nation indispensable » en Europe doit reprendre la main et montrer le cap à ses partenaires. L’Union européenne, commencée en 1957 et rejointe récemment par les anciens pays du Bloc de l’Est qui sauraient mieux que les autres le goût et le prix de la liberté, doit développer une politique de défense commune, au sein d’un dispositif à « géométrie variable », en harmonie avec l’OTAN qui apporte à la fois soutien militaire et protection nucléaire à ses membres. Cette dernière organisation dominée de fait et à raison par les Etats-Unis qui auraient su prendre leurs responsabilités depuis sa création en 1949 doit maintenir la paix dans les zones en péril en privilégiant le « nation-building » (l’option militaire et démocratique est insuffisante, à la lumière de l’expérience irakienne, si on ne règle pas aussi les questions économiques et sociales) et en ouvrant son partenariat à d’autres pays ou régions du monde afin de ne pas apparaître comme « le bras armé du monde occidental » ou « comme une entreprise coloniale sous commandement américain ».
Un cri du cœur, un peu naïf, traverse de bout en bout l’essai de Nicole Bacharan, passionnée par le pays de Jefferson et de Luther King et attristée, il est vrai, par les stéréotypes et impostures d’une partie des élites françaises. Les accusations injustes et brutales dirigées contre « l’ami américain » sont dangereuses à terme pour la sécurité du monde et celle de l’Europe en particulier. Cet antiaméricanisme, cette « obsession » française, est une « vieille passion » qui remonte au XVIIIe siècle et qui s’est transmise jusqu’à nous, agrégeant de nouvelles rancunes au fil du temps (4).
« Les décennies de quiétude que connaît la France depuis un bon demi-siècle ont laissé s’installer, dans de nombreux esprits, la conviction que la paix était durable, que la démocratie avait atteint son équilibre et que, à condition de faire l’effort de l’écouter et de le comprendre, l’être humain était bon. […] Je crains que cette France du troisième millénaire, qui cultive sa différence, se noie dans l’angélisme. »
Devant les turbulents défis géopolitiques de ce début de XXIe siècle, avec la virulence du terrorisme islamiste, les provocations de l’Iran, le réchauffement climatique, les guerres civiles en Afrique ou la résurgence des « vieux démons » en Occident (l’extrême-droite ou l’esprit inquisitorial greffé aux nouvelles technologies qui menacent les libertés démocratiques), Nicole Bacharan interpelle vivement les futurs responsables politiques à une refondation de l’alliance entre les Européens et les Américains qui serait un « nouvel atlantisme, ouvert, éclairé et équilibré ».
« L’Amérique aimée par Jean Monnet a été engloutie par l’Histoire. L’OTAN n’est plus qu’une figure rhétorique » (Alain Minc)
Et si l’Europe construisait une puissance régionale toujours alliée (le contraire serait un non-sens) mais moins dépendante des Etats-Unis sur le plan stratégique et militaire ? Le livre manque de clarté à cet égard (5) et évacue trop vite les critiques formulées à l’encontre de la politique actuelle de ce pays. Reprenons le jeu de l’introduction : fallait-il soutenir le président américain dans ses choix (erronés on le sait), si mal justifiés en 2003 ? Ou se taire et refuser de prendre la tête, à l’ONU, du camp anti-guerre au nom des intérêts communs ? Ou encore, si le cas devait se présenter, faudrait-il suivre une action radicale de l’administration américaine qui serait militaire et pas seulement diplomatique concernant le programme nucléaire iranien ?
Nicole Bacharan élude certains développements majeurs de la politique américaine qui continueront de se poser après le mandat de G. W. Bush. Qui peut croire que le futur président américain, peut-être démocrate avec Hillary Clinton, modifiera en profondeur l’action de la première puissance au plan international (5) ? L’interventionnisme unilatéral n’est pas une construction récente et continuera de guider, à l’instar d’autres options, les deux grands courants politiques aux Etats-Unis. On aurait voulu une réflexion plus argumentée, moins évasive des relations transatlantiques. L’idée de la « dérive des continents » est-elle vraiment exagérée comme le défend la politologue ? Faut-il plutôt soutenir la thèse iconoclaste de l’économiste Alain Minc (6) d’un « divorce des valeurs » et des intérêts irréversible entre l’Amérique et l’Europe ? Nous verrions selon lui « les Etats-Unis avec les yeux d’hier ».
Il ne suffit pas de rappeler les liens étroits et complexes qui unissent nos démocraties. Leurs divergences nécessitent sans doute une autre analyse. A cet égard, il faut se préserver autant des simplifications que des fantasmes.
Peut-on proposer d’autres schémas géopolitiques ? A l’heure de l’émergence des nouvelles puissances comme l’Inde, la Chine et la constitution autonome d’axes régionaux en Amérique du sud, en Asie et en Afrique qui bouleversent les représentations traditionnelles des « politiques étrangères », la question de l’OTAN et de ses buts mérite d’être posée, sans arrière-pensée. Si la France doit accepter son nouveau statut de « puissance moyenne » (dixit l’auteur), les Etats-Unis ne doivent-ils pas mieux prendre en compte « l’univers kantien » des relations internationales (la priorité à la diplomatie) en s’appuyant sur une ONU renforcée et sortir de leur obsession « hobbesienne » (l’usage de la force dans un monde anarchique) ? Un vaste chantier et assurément beaucoup de questions auxquelles ne répond pas, malheureusement, le livre de Nicole Bacharan.
(1) Théorie culturelle et controversée des relations internationales développée par l’Américain Samuel Huntington dans son fameux article “The clash of civilizations ?”, paru dans Foreign Affairs, (été 1993, p. 22-49). On peut lire en français, du même auteur, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
(2) Récemment, Nicole Bacharan a écrit deux essais, Faut-il avoir peur de l’Amérique, (Seuil, 2005) et Américains-Arabes : l’affrontement (avec Antoine Sfeir, Seuil, 2006).
(3) Voir l’analyse brillante de Frédéric Martel sur l’état de la culture aux Etats-Unis, loin des caricatures ressassées en France, dans De la culture en Amérique, Gallimard, 2006.
(4) Sur cette question bien connue, on peut lire Pierre Rigoulot, L'antiaméricanisme : critique d'un prêt-à-penser rétrograde et chauvin, Robert Laffont, 2004 ou Philippe Roger, L'Ennemi américain : Généalogie de l'antiaméricanisme français, Seuil, 2004 et bien sûr l’incontournable contribution de Jean-François Revel, L'obsession anti-américaine, Pocket, 2003.
(5) On préférera à celui de Nicole Bacharan l’ouvrage plus savant de Robert Kagan qui s’intitule La puissance et la faiblesse, édité récemment par Hachette, en 2006.
(6) Pour Alain Minc, dans Ce monde qui vient (Grasset, 2004), les Etats-Unis, plus tournés vers l’Asie et l’Amérique latine, seraient devenus, en partie par sa démographie, un « pays-monde », multiculturel et, de fait, de plus en plus éloigné du continent européen : « L’Amérique aimée par Jean Monnet a été engloutie par l’Histoire. L’OTAN n’est plus qu’une figure rhétorique. A nouvelle Amérique, nouvelles relations. Un « pays monde » n’est l’allié de personne, l’obligé d’aucun passé, l’héritier d’aucun devoir historique. Il ne doit susciter ni sympathie aveugle, ni antipathie viscérale : l’évolution des Etats-Unis crée un nouvel état de fait ; nous devons nous y adapter avec lucidité et empathie. »