UN POU D'ORGUE, mini-feuilleton en 17 épisodes (suite du 23 janvier)

Publié le 24 janvier 2010 par Christian Cottet-Emard

La version 2009 intégrale de ce mini-roman humoristique que j'ai écrit en 2008 est parue en édition pré-originale dans la revue des éditions Orage-Lagune-Express qui en conservent l'entier copyright. Tous droits réservés.

12
Avant d’interrompre en de lointaines contrées des millions de bienheureux sommeils, l’astre du jour décocha son dernier rayon sur le petit démon déféquant sculpté jadis par un des bâtisseurs de l’abbatiale. Alastair Bang observa la scène et pensa : « Arrange-toi pour que ce froussard de Portevent réussisse à déloger le pou de l’orgue de manière à ce que je puisse rentrer chez moi à Stockholm et retrouver ma petite gouvernante. Et que cette péronnelle finisse par me trouver irrésistible. Ainsi soit-il ». Le professeur soupira et sortit de l’abbatiale où se répercuta un grognement sonore de son estomac criant famine. Arrivé à l’hôtel, il s’installa tout de suite au restaurant et choisit le menu le plus copieux. Un jeune serveur mélancolique lui présenta plusieurs assiettes de grandes dimensions composées avec raffinement  de portions minuscules que le professeur eut tôt fait d’engloutir. En mastiquant bruyamment le pain avec lequel il récurait le fond des assiettes, il observait les allées et venues du serveur qui glissait tel un automate d’une table à l’autre, ajustait des couverts ou déplaçait des verres comme s’il voulait se donner une contenance. La vision de cet être pâle et longiligne lui rappela qu’il avait été lui aussi un jeune homme et qu’il avait lui aussi gaspillé de précieuses années dans des besognes trop austères pour un garçon d’à peine dix-huit ans.
— Monsieur prendra un dessert ?
L’estomac du professeur modula un long gargouillis. Un miroir lui renvoya en pleine figure l’image de son visage empâté qui avait pourtant connu jadis la même finesse que celui du serveur. Derrière la fenêtre, le lac brillait sous le clair de lune et de petites lueurs multicolores s’allumaient sur l’esplanade telles des lampions de fêtes lointaines et inaccessibles.
— Un dessert ? Certes, jeune homme, mais auparavant, n’auriez-vous pas une assiette anglaise ou quelque chose d’équivalent ? Et puis, pendant que vous y êtes, apportez-moi donc une autre bouteille, quelque chose qui s’accorde avec le salami.
— Bien monsieur, marmonna l’éphèbe.
— Hep ! Jeune homme !
— Monsieur ?
— Et une autre corbeille de pain !
— Certainement monsieur.
— Hep !
— Oui monsieur ?
— Quelques frites, auriez-vous quelques frites ?
— Je vais voir ce que je peux faire, monsieur.
— Avec de la mayonnaise si possible...
13
À deux heures du matin, Edgar Portevent tourna d’une main tremblante la clef dans la serrure de la porte qui ouvrait sur l’escalier en colimaçon menant à la tribune de l’orgue. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête lorsqu’il entendit la porte claquer derrière lui.
— L’imbécile ! grinça le maire.
— Pour sûr ! siffla la vieille Jacinthe.
— Chut ! fit Cafardo.
— Qu’est-ce qu’il va jouer ? s’enquit le curé.
— Peut-être la Marche Nuptiale ? hasarda le garde-champêtre.
— Et pourquoi pas la berceuse de Vierne, grogna le professeur Bang qui ne supportait plus les nuits blanches depuis longtemps. Réfléchissez, voyons ! Il faut un morceau qui ronfle, quelque chose qui provoque d’intense vibrations. Je vous conseille de vous boucher les oreilles car monsieur Portevent va actionner la basse d’orage * . Tout le monde est prêt, monsieur le maire ?
— Le couloir de sécurité est en place, à l’intérieur comme à l’extérieur. Les pompiers et les gendarmes sont déployés aussi discrètement que possible.
— Et une fois qu’on l’aura zigouillé, on aura plus qu’à le charger dans le camion ! jubila le garde-champêtre.
— Bon. Appelez Portevent et donnez-lui le signal, si vous voulez bien, monsieur le maire, grommela le professeur. Vous êtes sûr qu’il a compris comment fonctionnait le téléphone mobile ?
— Oui, oui, je lui ai tout expliqué, s’énerva le maire. Il sait qu’il n’a pas besoin de répondre, qu’il doit juste guetter le vibreur. Ce n’est pas sorcier tout de même !
— Alors allez-y !
Le maire composa le numéro. Dans le silence de la nef, les voûtes répercutèrent doucement le son étouffé du vibreur. « Allô oui ? » bredouilla la voix de l’organiste.
— Ah, le crétin ! s’étouffa le maire.
— Allô ? Qui est à l’appareil ? chevrota Portevent. Allô ? Allô ?
— Il va tout faire rater ! paniqua le curé.
Contenant à grand peine un renvoi consécutif au manque de sommeil et à la contrariété, le professeur saisit le téléphone et cria quelque chose que personne ne comprit en raison du monstrueux ronflement que l’orgue produisit brutalement. Le volume assourdissant de ces notes graves qui sortaient toutes en même temps des tuyaux semblait faire entrer l’abbatiale entière en vibration. Pendant que la vieille Jacinthe se recroquevillait sur son banc comme une feuille morte sur un râteau rouillé, Edgar Portevent enfonçait son pied sur la pédale d’orage en se bouchant les oreilles et en priant tous les Saints pour la survie de son orgue. Le pou géant se décrocha aussitôt et partit dans le vide avant de fracasser sous son poids une vingtaine de bancs et un confessionnal. Face à la petite troupe éberluée des notables, il se joua du couloir de sécurité prévu pour le conduire vers la sortie latérale de l’abbatiale et enfonça sous son passage la grande porte dont même les révolutionnaires n’avaient pu venir à bout. Sous les regards navrés des pompiers et des gendarmes en faction le long du deuxième cordon de sécurité, le monstre enfila à toute vitesse la rue principale de la bourgade endormie et se rua en direction de l’esplanade du lac d’où il plongea dans un fracas d’écume boueuse, contraignant crapauds, grenouilles, salamandres et tritons à une interruption momentanée de leurs activités humides et nocturnes .

À suivre... Prochain épisode lundi 25 janvier 2010.

* Basse d'orage (ou pédale d'orage) : la pédale d'orage est un jeu qui fait sonner ensemble les tuyaux les plus graves de l'orgue pour imiter le tonnerre. Elle est utilisée notamment dans certaines pastorales du dix-neuvième siècle écrites par des compositeurs tels que, par exemple, Louis-Alfred-James Lefébure-Wély et autres musiciens auteurs de compositions parfois descriptives.

© Éditions Orage-Lagune-Express, 2009.