Eugène DELACROIX
(Charenton-Saint-Maurice, 1798-Paris, 1863),
Cavalier arabe traversant un gué, c.1833-1845.
Plume, encre brune et lavis brun, 24x37 cm.
Paris, Musée du Louvre.
Chopin autrement, ces mots sonneront peut-être présomptueux aux oreilles de certains d’entre vous. S’il était difficilement concevable que Passée des arts demeurât à l’écart des célébrations qui marquent, en 2010, le bicentenaire de la naissance du plus français des compositeurs polonais du XIXe siècle, le site se devait néanmoins de vous proposer d’emprunter des chemins un peu différents de ceux qui vont être battus et rebattus en tous sens tout au long de cette année. Son exil, ses amours tumultueuses, sa position de retrait vis-à-vis des mondanités de son temps, sa vie prématurément brisée par la tuberculose le 17 octobre 1849, place Vendôme numéro 12, deux heures du matin, font de Frédéric Chopin une icône romantique presque idéale. Certains auteurs en ont d’ailleurs profité pour faire de lui un salonnard souffreteux et génial, ce que les témoignages contemporains démentent, puisqu’ils font apparaître un homme plutôt solitaire, dont la vive sensibilité n’empêchait en rien une forte exigence de bienséance, parfois à la limite de la raideur, ainsi qu’un travailleur aussi acharné que perfectionniste. Je renvoie les lecteurs qui désireraient en apprendre plus sur le véritable Chopin aux travaux de Jean-Jacques Eigeldinger (L’univers musical de Chopin, 2000, et Chopin vu par ses élèves, édition révisée, 2006, tous deux chez Fayard) et de Charles Rosen (La génération romantique, Gallimard, 2002).
Chasse jalousement gardée des pianistes, il apparaît cependant à quiconque s’y penche un peu attentivement que la musique de Chopin est étroitemement liée aux instruments pour lesquels elle a été pensée, ces pianos à la sonorité douce, intime pourrait-on dire, sortis des ateliers Pleyel, différents des Érard, plus brillants, qui avaient la faveur de Liszt, et à mille lieues de nos pianos de concert modernes, rugissants et athlétiques. Bien entendu, ce que je viens d’écrire ne veut en aucun cas signifier que les approches pianistiques que nous connaissons tous – j’ai moi-même appris mon Chopin avec Arrau ou Rubinstein – ne sont pas admirables, mais simplement qu’il est possible d’aborder à l’univers du compositeur par d’autres voies, malheureusement bien rarement explorées en France, comme le démontrent tant la programmation de la prochaine Folle journée de Nantes que ce qu’il est possible de connaître des nombreuses parutions discographiques présentes et à venir. Ce sont ces autres chemins que se proposent d’emprunter les quelques courts billets que je consacrerai à Chopin cette année.
La Ballade en sol mineur opus 23, achevée en 1835, est la première d’un cycle, a priori non conçu comme tel par le compositeur, de quatre pièces écrites dans un intervalle relativement restreint, puisque les autres datent respectivement de 1839 (n°2 en fa majeur, op.38), 1841 (n°3, en la bémol majeur, op.47) et 1842 (n°4 en fa mineur, op.52). Le genre de la ballade, que Chopin semble avoir été le premier à introduire dans le domaine de la musique pour clavier, remonte au Moyen-Âge. Issue de la chanson à danser, elle est devenue, dès la fin du XIIe siècle, uniquement chantée, puis a ensuite perdu progressivement sa musique pour se réduire à son seul poème après la seconde moitié du XIVe siècle, mais surtout au XVe, lorsque poète et compositeur devinrent deux métiers distincts – songez, par exemple, aux ballades de François Villon (1431-après 1463 ?) ou de Christine de Pizan (c.1365-c.1429/30). S’il n’est pas prouvé que cette ascendance médiévale du genre fût connue de Chopin, il est, en revanche, peu probable qu’il n’ait pas lu certaines des Ballades de Goethe (1749-1832), dont la plus célèbre est sans doute Erlkönig (Le roi des aulnes), et, plus encore, celles de son compatriote Adam Mickiewicz (1798-1855), qui publia, en 1822, un recueil fortement teinté d’inspiration populaire intitulé Ballades et romances, considéré comme le manifeste du romantisme polonais (un des poèmes est d’ailleurs intitulé « Romantisme »). On a voulu voir dans ce dernier ouvrage la source d’inspiration des Ballades de Chopin, ce qui n’est attesté par aucun document. Si influence littéraire il y a eu, elle n’est, en tout cas, ni programmatique, ni spécifiquement liée aux œuvres de Mickiewicz, et il me semble plus légitime de parler d’une parenté d’esprit entre la musique et les caractéristiques propres au genre même de la ballade tel qu’il existait au XIXe siècle, mêlant étroitement des éléments lyriques, populaires et légendaires, dans une logique simultanée de décantation et d’élargissement qui en élimine le pittoresque tout en favorisant l’intimité de l’expression. Si dimension épique il y a dans les Ballades de Chopin, c’est d’une épopée toute intérieure dont il s’agit. Ce bref tour d’horizon serait fautif s’il ne mentionnait pas la marque prégnante dubel canto, qui fascinait tant Chopin, et assure à nombre de ses compositions ce caractère cantabile qui contribue grandement à l’émotion qu’elles procurent toujours à l’auditeur d’aujourd’hui.
Vous trouverez tous ces éléments dans la Ballade en sol mineur, si nettement marquée par l’art vocal que, dans un premier temps, les éditeurs furent obligés de préciser qu’elle était « sans paroles ». Les premières mesures peuvent ainsi se lire comme un bref récitatif qui précède l’arrivée de l’aria qui établit la tonalité de sol mineur. Une écoute attentive vous fera également entendre, tout au long de l’œuvre, des rythmes de valse (ceci pour le caractère populaire), tandis que la coda virtuose vous conduira aussi bien du côté des airs de bravoure opératiques que du style brillant de compositeurs dont l’influence sur Chopin fut importante, Johann Nepomuk Hummel (1778-1837) ou John Field (1782-1837), pour n’en citer que deux. Proche, par l’esprit, de la Fantaisie chère aux compositeurs du XVIIIe siècle auxquels il vouait une admiration marquée, la Ballade en sol mineur opère un fascinant mélange entre ancien et nouveau, tout en nous invitant à partager l’émotion des premiers pas de Chopin dans un genre qu’il est en train d’inventer presque sous nos yeux.
Frédéric CHOPIN (1810-1849), Ballade en sol mineur, opus 23.
Nelson Goerner, piano Pleyel, 1848.
Ballades, 3 Nocturnes. 1 CD Narodowy Instytut Fryderryka Chopina NIFCCD 003. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.