Magazine Culture
En ces temps de vrai-faux biopic ginzburgien, faussement original et véritablement chiant, une impérieuse nécessité s'impose : parler de l'essentiel, autrement dit de la musique. Contre Saint Sfar, il faut ressuciter l'ire proustienne, et défendre que la vérité d'un artiste gît en son oeuvre, et non dans le nombre de filles qu'il a sautées, ni dans les mille et une anecdotes de son trou du cul (j'y inclus aussi les complexes freudiens à trois balles du petit juif et du peintre raté). Alors, allons y franchement, ce sera Histoire de Melody Nelson, histoire d'emmerder aussi les amateurs de compil' promotionnelles pour entreprise de surgelés. Poésie et profondeur du texte, complexité des arrangements, la chose serait suffisamment consistante pour nous tenir en haleine sur la longueur, sur le mode savant-dissertatif à la Pitchfork, avec même une bonne dose d'analyse musicologique. D'autres babyloniens pourront s'en charger, une modeste évocation, paresseuse mais énamourée, me convient mieux...
Album concept idéal-typique (pas comme Sgt Pepper's), l'histoire en question est celle des amours scandaleuses et symphonico-pop-rock entre un narrateur adulte et une jeune adolescente, "adorable garçonne", "quatorze automnes et quinze étés". Sous influence nabokovienne, Gainsbourg est fasciné par les sexualités minoritaires, et attaque frontalement notre morale sexuelle prétendûment libérée; aujourd'hui encore la loi punit de cinq ans d'emprisonnement et de 75000 euros d'amende toute personne ayant "favorisé ou tenté de favoriser la corruption d'un mineur" (article 227-22 du code pénal). Alors qu'en Grèce antique, il était un devoir d'éduquer les adolescents en la matière, l'Europe post-68 n'en finit pas de régler un vieux contentieux avec le sexe... Gainsbarre est donc "under arrest", sauf qu'on est trés loin du pathétique et glauque dernier album du même nom, dans lequel se rejouera le même scénar', mais de manière nettement dégradée (Samantha à la place de Melody, le génital à la place du cosmique...)
La forme sera sublime, donc, tirant le récit du côté de la tragédie ("ses jour étaient comptés"), et la musique du côté de l'écriture savante. Une rencontre irréelle, placée sous le signe du hasard, qui se commence et se termine par un accident ; un amour hautement improbable, que le destin a bien voulu laisser advenir quelques instants, à la faveur d'un choc inaugural, mais qu'il engloutira dans un crash d'avion. Faut pas rêver...Le sentiment tragique du fugace parcourt l'album, exacerbé dans la superbe Valse de Melody : " le bonheur est rare et le soleil aussi". Pourtant il y a une épaisseur temporelle incroyable, et de quoi rattraper une vie ratée : rencontre, premiers émois, jalousie, rendez-vous secrets, baise et crash.
Côté musique c'est la grande classe, les synthés cheap dégueux 80's n'ont pas encore débarqué. Trio rock aux lignes claires : basse claquante, batterie, guitare, et commentaires symphoniques arrangés par Jean Claude Vannier. Beck ne s'en remettra pas. Groove certain, phrasé aphone gainsbarrien, mixé trés en avant, saillies de violon, les ambiances clair-obscur sont saisissantes, comme dans le morceau d'ouverture, où la Silver Ghost 1910 fend la nuit avant de renverser l'adolescente, ou comme dans l'Hôtel particulier, lieu mystérieux et interlope magistralement évoqué par la section rythmique. Le final est grandiose, avec ses choeurs enflammés, dignes d'un Requiem romantique. À défaut d'un enterrement chrétien, la musique rend un dernier hommage à ces "amours dérisoires". Le corps disloqué de Melody ne reposera jamais en paix, la morale est sauve.
En bref : L'album-concept ultime, condensé de poésie subversive, de noirceur tragique et d'évocation musicale. Le soleil est rare et les chefs d'œuvre aussi.
Pour les fétichistes (avec un gros compte en banque).Un Hôtel trés particulier :