Voilà de belles phrases, avec lesquelles ce que je vais proposer ici semblera peut-être un peu en contradiction. En effet, ces derniers jours me sont revenues en tête deux chansons dont je me suis rendu compte qu'elles auraient dû figurer dans les pages sur le chaos et l'espoir, deux chansons de l'artiste haïtienne Toto Bissainthe, disparue aujourd'hui, dont les textes marquent cette oscillation permanente entre désespoir et espoir, ce mouvement qui fait toucher le fond pour s'y appuyer et rebondir. L'une d'elles, la plus connue, chante le deuil d'Haïti, "dèy" en créole. La voici sur You Tube : dèy
En voici aussi le texte, en créole puis en français:
Dèy-o m ap rele dèy-o
Ayiti woy
Dèy-o m ap chante dèy-o
Ayiti woy
Ayiti cheri men pitit-ou mouri
Men lòt yo toutouni
Sa ka pòte dèy-la pou wou woy
Ayiti Tonma
Men san-w lan dyaspora
Men peyi-a ap kaba
Sa ka pòte dèy-la pou wou woy
Ayiti je fèmen
Ayiti desonnen
Ayiti detounen
Sa ka pòte dèy-la pou wou
Ayiti m rele w
M rele w pou wou rele m
Fok ou rele tout san-w
Fok peyi-a sanble
Woy woy pou konbit-la
Traduction (avec quelques variantes, incertitude oblige, ne pas hésiter à me corriger si nécessaire):
Deuil, je crie le deuil d'Haïti
Deuil, je chante le deuil d'Haïti
Haïti chérie, voici que tes enfants sont morts
Voici que les autres sont tout nus
Qui va porter le deuil pour toi?
Haïti, ton sang est en diaspora (à l'étranger)
Voici que le pays agonise
Qui va porter le deuil pour toi?
Haïti aux yeux fermés
Haïti étourdie
Haïti detournée (zombifiée? Aliénée?)
Qui va porter le deuil pour toi?
Haïti, je t'appelle
Je t'appelle pour que tu m'appelles
Il faut que tu appelles (rassemble?) tout ton sang
Il faut que le pays se rassemble pour le coumbite (rassemblement de paysans pour un travail collectif)
La seconde chanson reprend les mêmes thèmes, le constat du chaos, puis un appel à l'espoir, cette fois-ci formulé par les ancêtres, ceux qui ont lutté pour la liberté d'Haïti. Un appel à la réaction, au travail, à se ceinturer les reins pour se raidir le corps, prêt à l'effort. Et puis cette phrase: "Souviens-toi de ce que fut Haïti; c'est la mère de la liberté, si elle tombe, elle se relèvera." Cela montre à quel point ce mouvement de balancier, qui permet de réagir face à la catastrophe mais qui inscrit également celle-ci dans la normalité haïtienne, imprègne les mentalités.
La chanson s'intitule "Rasanbleman". Je ne sais pas si elle est téléchargeable quelque part. Elle figure en tout cas avec la première sur un album intitulé "Toto Bissainthe chante Haïti" (Arion, 1989). Voici le texte:
M pral fè on rasanbleman
Pou m konnen sa k rive peyi mwen, anye-woy
Adye vye frè m yo nou tonbe nan on deblozay
Nan on tèt chaje ki mare ki makonnen
Paw òl sila tro f ò pou mwen woy, anye-woy
Nan mache nan nuit sa la mwen wè yo
Nan mache nan nuit sa la m reve yo
Nan mache nan nuit sa la tout vye nèg maron rele m yo di mwen
Pa criye ti manman pa criye
Sonje tè Dayiti sa l te ye
Se manman libète
Si l tonbe l'a leve
Je recommande aussi l'album Coda, enregistrement d'un concert donné au New Morning, sur lequel figure entre autres "Ayiti, m pa renmen w ank ò" ("Haïti, je ne t'aime plus"), ou encore "Supermarket" et "Dèy".
J'ai donc fait ce que je craignais un peu, c'est-à-dire présenter des oeuvres de circonstance
qui vont certes révéler le talent artistique que recèle le pays mais confirment égalemet dans une certaine mesure les images qui s'imposent aujourd'hui. Il faut donc que je me dépêche de
présenter autre chose de totalement indécent: de la joie et du rire.