J’ai évoqué un texte de Montaigne à propos de la Marquise d’O de Kleist et je constate après coup que l’excellente édition de poche (GF) du même texte de Kleist le cite également. Antonia Fonyi signale d’autres récits du même ordre qui parurent du vivant de Kleist. Je ne regrette cependant pas mon article car mes brèves remarques portaient sur la parenté de style des deux auteurs.
Il reste que l’on est en droit de s’interroger sur le fond. Une jeune veuve tombe enceinte sans savoir qui est le géniteur de l’enfant attendu. Une violence (un viol) a été perpétrée contre une femme, la pire offense qui soit. Le désir brutal de l’homme – aussi civilisé soit-il – est le vrai sujet ; toute la civilisation ramassée dans des concepts aussi évidents que la civilité, le respect et l’amour mutuel, tout le temps lent et subtil de l’approche tendre qui se termine au lit, mais constitue l’essentiel de nos œuvres occidentales, en bref, la séduction, est gommée par la bête qui dort en l’homme et s’éveille au désir sans précaution aucune. Le langage (outil du récit) est oublié, nié, comme lorsqu’on renonce à la diplomatie pour déclarer la guerre. On ira jusqu’à suggérer que le viol est plus insupportable même que l’agression armée, la jeune veuve étant violée dans son intimité comme on le dit si justement. Le rapprochement est suggéré par le texte de Kleist lui-même puisque le viol a lieu après l’agression d’une forteresse dont le père de la Marquise est le commandant.
En terme de culpabilité religieuse il se passe ceci : elle est innocente, n’a pas commis « le péché de chair » et cependant elle est enceinte. Voir les choses sous cet angle nous amène à poser la question malicieuse qui couve derrière le récit : mais n’est-ce pas là justement ce qui est arrivé à Marie, mère de dieu ? Et comme pour Marie (Joseph reste avec elle) les récits de la Marquise d’O ou de la paysanne chez Montaigne, trouvent à cette tragédie une issue heureuse.
Kleist et Montaigne, chacun à leur manière, insistent pour nous affirmer que ces histoires sont vraies. Elles sont cependant l’écho caricatural d’histoires fort banales où la future mère confesse naïvement : « Je ne sais pas comment je suis tombée enceinte ».
Je voudrais pour le plaisir mentionner les constats d’ethnologues qui nous racontent que dans certaines sociétés primitives, les hommes ne font pas le rapport – c’est le cas de le dire – entre l’acte sexuel et la grossesse qui s’ensuit. On peut douter de cette ignorance : les hommes en réalité font simplement un déni de paternité, comme il existe un déni de maternité. L’homme courageux dans la guerre, est considéré souvent d’une grande lâcheté pour ce qui est de l’intimité. Tout le monde a entendu ces hommes qui refusent d’admettre qu’ils sont les pères des enfants qu’ils ont engendrés. Ils jouent même parfois sur le pater incertus (père incertain) pour se défaire du fardeau de la responsabilité !
Le récit de Kleist demeure d’une actualité troublante. Les jeunes veuves aujourd’hui se font heureusement plus rares dans nos contrées, mais l’acte sexuel mâle sans consentement et en toute inconscience du côté de la femme retrouve toute son actualité avec le GHB (je dois cette remarque à la finesse d’esprit de « le nep » et je l’en remercie)… Il est curieux par ailleurs d’observer que cette histoire crue, parfaitement extraordinaire et invraisemblable, recoupe en réalité un mythe religieux des plus fameux (Marie) et deux constats au fond terriblement banals : la libido effrénée de l’homme et l’étonnement de la femme confrontée à une grossesse non désirée.
Sauf le cas criminel du GHB, je me permets cependant d’émettre sur la pointe des pieds ( !) quelques doutes sur la prétendue inconscience de ces femmes… tant de cas montrent que ce sont sans doute des récits refaits a posteriori. Éric Rohmer lui-même, sentant bien l’ambigüité de la version que donne Kleist de ce récit lorsque la Marquise d’O s’évanouit, rajoute – ce qui ne figure pas dans la nouvelle de Kleist alors que Rohmer est par ailleurs si scrupuleux sur tout le reste – rajoute donc que la Marquise d’O choquée par l’agression des soldats contre la forteresse et la menace de viol par la soldatesque, prend un narcotique, ce qui rend le viol bien plus vraisemblable.
Il semble que Kleist en évoquant simplement un évanouissement passager que l’acte sexuel ne réveille pas, joue sur une forme d’esprit que nous considérons de nos jours comme une vision macho : il se peut que la Marquise ait fait l’amour en vrai et en rêve, mais n’ait pas voulu en convenir et qu’elle l’ait refoulé inconsciemment. On voit que Rohmer a refusé cette arrière-pensée… pudeur typique de ce cinéaste plus à l’aise dans le marivaudage que dans le romantisme extrême qui le fascinait pourtant (on peut même dire que la Marquise d’O est le contraire exact de ce que nous nommons marivaudage). Il est vrai aussi que les heureux progrès du féminisme ont rendu insupportable la vision de Kleist et que l’argument selon lequel la Marquise l’aurait voulu inconsciemment est à juste titre un scandale mille fois dénoncé.