Après guerre, les relations de travail étaient réglées par la loi, négociées au plus haut niveau. Une carrière correspondait au franchissement d’échelons. Le travail était garanti, mais ennuyeux. Aujourd’hui il fait souffrir.
De la lutte des classes on en est venu à la « lutte des places ». La relation contractuelle a pris le dessus sur la loi dans la réglementation des conditions de travail : « la firme s’est imposée comme un nouveau foyer de régulation sociale à part entière ». L’organisation sociale s’est individualisée. Tout y a contribué, les entreprises qui ne veulent plus être contraintes par des règles générales, les employés qui désirent des carrières individualisées, l’État qui veut la décentralisation, les tribunaux qui n’appliquent plus la loi mais l’inventent (« variabilité de jurisprudence »).
Seuls les syndicats ont été incapables de suivre le mouvement. Sous perfusion de l’État et des entreprises (60% de leurs revenus), ils n’ont pas les moyens d’une présence de proximité. En fait, sous la poussée de l’individualisme, plus aucun organe collectif n’est représentatif de quoi que ce soit – qu’il s’agisse des organisations salariales ou patronales.
En trente ans les fondements de notre vision du monde ont totalement changé. Les cotisations sociales, par exemple, jadis perçues comme « moyen de solidarité nationale ou d’alimenter la croissance » sont devenues les « ennemis de l’emploi », marquant ainsi le « désengagement de l’entreprise de la solidarité nationale ».
Et la situation n’est pas sans paradoxes. Alors que l’on ne voulait plus d’un traitement général et déshumanisé, jamais les conditions locales n’ont été aussi mauvaises (cf. les banlieues). Et jamais l’État n’a été aussi présent, contraint de venir au secours d’exclus en nombre croissant. D’ailleurs il a pris « acte de la mise à l’écart durable (…) de populations employables », et a créé le RMI pour les protéger (1 Français sur 10 le touchait en 2003). « le rôle de l’État dans la régulation du marché du travail français n’a cessé de croître au fil des années ». Si son importance est si grande c’est aussi parce que ceux à qui il était supposé remettre ses pouvoir n’ont pas de ressources, manquent de moyens de coordination, et qu’une telle délégation ne correspond pas à une « culture jacobine qui incite à faire remonter aux niveaux hiérarchiques élevés les dossiers les plus délicats ».
En outre, jamais nous n’avons autant été soumis à des règles supranationales.
Commentaires
Quelques réflexions que suscite ce qui précède, qui est tiré de LALLEMENT, Michel, Transformation des relations du travail et nouvelles formes d’action politique (in La France en mutation, 1980 – 2005, Presses de la fondation nationale des Sciences politiques, 2006).
- Notre histoire récente est celle de la désolidarisation, de la désagrégation de la société, provoquée par un formidable mouvement de « libération », une tentative d’affranchissement de l’individu des contraintes sociales. C’était une illusion. Pour réussir le groupe, l’entreprise en particulier, a besoin de discipline collective.
- Impression de chaos : non seulement l’existence d’assurée est devenue précaire, mais encore le pays semble dans une désorganisation complète, même la performance économique, qui a servi de rationalisation à la transformation, n’a jamais été aussi préoccupante.
- L’État providence est un paradis perdu. Les dommages sont tellement grands qu’il n’est plus possible de revenir à la situation antérieure. D’ailleurs, le pire est devant nous : la France précaire, toujours plus faible, nourrit une France de retraités hyperprotégés, toujours plus lourde. Ce n’est pas durable.
- Il est possible que tout ceci se transforme en nouveau sous-développement : une nation inefficace car désolidarisée, une population divisée entre oligarques et crève la faim. Mais nous ne méritions pas l’État providence. Au fond, sans inquiétude l’intelligence de l’homme ne fonctionne pas.
Compléments :
- L’industrie à genoux : France en panne.
- Vague d’individualisme : 68 : victoire de l’individualisme ?