Philippe Curval aura 1000 ans en 2029. Dès le titre de ce recueil, le ton en est donné : L'Homme qui s’arrêta, Journaux Ultimes. Un recueil grave, caverneux (au sens platonicien) dans lequel l'auteur développe particulièrement les thèmes du double, de l'identité, de la perception du réel et les glissements ou manipulations diverses de la réalité.
Des thèmes chers à Philip K. Dick allégés de la paranoïa qui semble régir l'oeuvre de l'écrivain de Science Fiction américain. Curval s'intéresse davantage à la perte de contrôle que peut provoquer l'irruption du double dans la vie du narrateur mais aussi aux réactions de ses personnages qui s'aperçoivent que le réel est une simulation. Un recueil qui aurait pu aussi bien se nommer « Je suis vivant et vous êtes mort », célèbre citation de K. Dick.
Dans la nouvelle Version originale, le train de vie paisible qui règne dans celui-ci est totalement simulé car les gens qui l’habitent sont des acteurs. Balthazar (le narrateur) s'en aperçoit alors qu'il remarque un défaut de synchronisation chez ces acteurs. Il va donc rencontrer le réalisateur du show. On ne peut s'empêcher de penser au Truman Show, le film de Peter Weir dans lequel jouait Jim Carrey. Dans celui-ci, Truman Burbank était prisonnier d'une émission de télé réalité regardée par toute la planète. Une nouvelle réussie mais dont a du mal à extraire les références.
Le propos est tout à fait autre dans la nouvelle Le testament d’un enfant mort, dans laquelle une maladie mystérieuse radicale, frappe les nouveaux nés, accélérant de façon irrévocable leur développement. Racontée sous la forme de résultats d'expériences pratiquées sur ces « hypermaturés » dont l'activité cérébrale a pu être enregistrée. En plus de décrire avec brio la vie du point de vue d'un nourrisson, à travers laquelle Philippe Curval tente de décrire l'éclosion de la conscience et de l'identité, le scientifique imaginé par l'auteur dresse ce constat préoccupant à la suite de ses expériences dont il perçoit « Ce chant désespéré de l'impuissance à vivre [qui] puise ses sources dans l'atonie mentale qui caractérise les hommes de notre époque. En attente d'un perpétuel devenir, d'une métamorphose, d'une mutation qui tarde à se manifester […] l'être humain […] retourne son agressivité contre lui-même. » (p. 206) Une nouvelle pessimiste mais très profonde, d'une maîtrise étourdissant dans l'écriture et la description de l'état de conscience du nouveau né.
D'autres nouvelles sont indispensables, c'est le cas de la première Pourquoi ressusciter dans laquelle le narrateur rencontre un scientifique qui lui offre la possibilité de ranimer son père défunt. Un père qu'il a haï et dont il veut se venger. « Bienvenue dans le cauchemar ! » (p. 12) Un recueil qui se dévore jusqu'à la fin et qui dévoile une dernière pépite : L'Homme qui s’arrêta, donnant son titre au recueil. Dans celle-ci, le narrateur Claude Seyeur est journaliste au Monde et il décide de se rendre à Venise, intrigué par un individu qui conçoit des manifestations absurdes pour sensibiliser les citadins au vide existentiel. Une nouvelle dans laquelle on peut lire quelques aphorismes savoureux tels que « le futur n'est qu'une option ». On se croirait presque dans un film de Jarmush !
L'âge de Philippe Curval (80 ans) lui a sans doute inspiré certains thèmes mortuaires, bien que certaines nouvelles de L'Homme qui s’arrêta, Journaux Ultimes ne soient pas exclusives. Un recueil capital écrit à la première personne, entre fantastique et science-fiction, et dont le style en même temps visuel et littéraire de Curval vous donnera envie de vous jeter sur toute son oeuvre. Sublime !
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