Avant la table des matières qui
reproduit l'incipit des 28 séquences du livre, deux dates indiquent la durée de
la rédaction, 2. 09. 07 - 23. 11 07. L'ensemble a été écrit dans un laps de
temps assez bref, comme d'une seule coulée, ce qui assure une homogénéité forte
autour du seul motif, une rupture. On n'en lira pas le récit ; Plaie ne reconstitue rien de l'événement
lui-même, attaché seulement au parcours qui le suit : comment vivre l'après ?
La rupture défait complètement
la personne, et comment le dire sinon par l'analogie avec une atteinte au corps
? Il n'y a pas ici de division entre l'"esprit" et le corps, c'est ce
qui constitue le sujet qui est en cause, et ce sont les termes évoquant la
béance, le choc, qui peuvent rendre compte de la violence vécue : plaie plusieurs fois, lèvres [de la plaie], blessure, brûlure sans fin. Cette plaie
évolue, elle suppure, en sort du pus, il faut en couturer les bords, la guérir,
elle devient boursouflée ; il restera
une balafre, une ride – cependant, la plaie fermée, la faille demeure, la rupture
est cause d'un « trou d'être ». Et ce
qui s'est passé « dedans » a modifié
la relation à l'extérieur, au « dehors ».
Le bouleversement du moi
entraîne de profonds changements dans la perception du monde. Il y a d'abord le
sentiment vif de ne plus appartenir à une communauté : l'extérieur est ressenti
seulement comme lieu du bruit, donc de l'indifférenciation, quand le silence
occupe toute la place en soi. Les choses perdent leurs couleurs, semblent comme
de la « cendre », la
distinction entre le beau et le laid est abolie ; tout apparaît « sale » (le mot revient
plusieurs fois), comme touché par ce qui a atteint le moi, et c'est cette
transformation négative qu'il faut dépasser. Dans les moments les plus forts de
cette solitude non voulue, toute appréhension du dehors disparaît : « muet / aveugle // monde vide », il
est alors impossible d'échanger des mots avec autrui.
Ce n'est pas qu'autrui soit
absent : la "plaie" est devinée et le risque est d'attirer la
compassion, la pitié, ce qui accroît la difficulté à recouvrer un équilibre, à
« s'en sortir sans sortir »
comme l'écrivait Ghérasim Luca repris par Antoine Emaz. Raidissement ? Plutôt
position éthique souvent affirmée dans l'œuvre et redite ici : « on est encore debout », « digne / c'est debout » qui éloigne
le déversement lyrique auquel on s'attend avec ce genre de situation. Il s'agit
donc d'aller seul « au bout de la
nuit » et pour ce faire dissimuler, faire aux yeux d'autrui comme si
rien n'était arrivé, mais la feinte pour le dehors laisse intacte la douleur du
dedans : les pensées qui ramènent à l'innommable – la rupture – sont là,
obsédantes, dans la tête, la "cage",
la "cave", les "quatre murs", et sur elles se
greffent de très anciennes peurs, venues de l'enfance, celle du chien qui
agresse, incontrôlable, impossible à dominer comme est impossible à comprendre
la rupture ; elle n'était « ni
évitable ni inévitable » :
pour la énième fois
on repasse la séquence
pour voir l'erreur
la cause
ça
a
eu lieu
parce que
parce
que
parce
que
rien
on
ne voit pas
Il n'y a pas d'explication et
la difficulté consiste à intégrer le fait dans la série des événements vécus, à
le chosifier, tout en sachant que l'oubli est impossible, que rangé dans la
mémoire la "chose" sera toujours là, qu'on ne peut la recouvrir de « sable vase lie ». Comment sortir du
labyrinthe ? La fuite, c'est le sommeil, c'est-à-dire l'absence à soi, pour ne
pas vivre le vide des jours ; le recours, c'est poursuivre vaille que vaille
les gestes de la vie quotidienne, les gestes mille fois répétés (« faire la vaisselle »), ces tâches « sans passé / sans futur », et plus
encore la vue du jardin qui redonne l'idée du temps qui passe. Ce n'est que ce
mouvement du sujet dans le temps qui conduit progressivement à la
"guérison", et si à un moment de la reconstruction on lit « poser que c'est / ne repose pas »,
à son terme le constat est accepté : « [...]
rien à juger / pas de morale / c'est ». Mais l'engagement nécessaire
dans le "dehors" n'est efficace que soutenu par le travail
d'écriture.
Les mots, les mots éloignent
la douleur, comblent le vide – parce qu'il y a bien le vide si fortement dit
par Lamartine : « Un seul être vous
manque et tout est dépeuplé » ; ici :
poésie usée à cœur
juste dire
seul
pour n'être pas tout à fait seul
« les mots comme pierre de poucet » donnent le moyen d'un
va-et-vient entre le passé qu'il faut, de toute manière, intégrer dans la
mémoire, et le futur, ne serait-ce que parce qu'ils permettent de penser le
temps, d'anticiper : « on sera fera
dira ». Les mots ne peuvent pas combler ce « creux noir » de l'absence, mais suivre leur chemin « tordu tortueux tors » conduit à
abandonner le masque, le fard, le mensonge avec les autres, à n'avoir plus à
écrire « on ne sait plus qui on est
/ peut-être on » ;
au moins les mots sont au travail
on
les entend s'affairer
recoudre la nuit
faire leur besogne de nains
dans la tête
Longue besogne, non pour retrouver la vie comme "avant", mais pour
vivre à nouveau le temps, ce que disent les derniers vers :
l'eau du temps maintenant
non plus boue
ou pus
Il y a bien dans Plaie une situation lyrique
("l'absence de l'aimée") mille fois mise en mots, ce qui n'a pas
d'importance : les motifs ne sont guère nombreux et seule compte la manière de
dire. On apprécie l'étendue du poème, les reprises d'une séquence à l'autre de
quelques points (le repli, la feinte, le dedans/le dehors, l'écriture), leur
entrelacement et un approfondissement qui renouvelle l'approche d'un thème
commun. On retrouve le vers bref d'Antoine Emaz, la respiration posée avec les
silences (les "blancs" de la page) dans la diction, le goût pour un
vocabulaire réduit jusqu'à la sécheresse, la distance forte aussi vis-à-vis de
l'épanchement – position éthique – jusqu'à faire du thème de la rupture une
épure à laquelle font subtilement écho les encres de Djamel Meskache.
Contribution de Tristan Hordé
Antoine Emaz
Plaie, avec des encres de Djamel
Meskache,
éditions Tarabuste, 2009, 12 €.