Von edler Art, souvenirs de l'Allemagne du XVe siècle

Publié le 29 novembre 2009 par Jeanchristophepucek


Maître anonyme allemand, XVe siècle.
Le sortilège d’amour, c.1480.
Huile sur bois, Leipzig, Museum der bildenden Künste.

La musique composée en territoires germaniques à la fin du Moyen-Âge, tout particulièrement celle dédiée aux seuls instruments, fait encore aujourd’hui figure de parent pauvre tant du point de vue des recherches musicologiques que, surtout, de l’interprétation, y compris en Allemagne. Outre certains préjugés que les milieux scientifiques devraient rougir de persister à nourrir, l’extrême rareté des sources antérieures au XVIe siècle ayant survécu aux vicissitudes du temps et des guerres peut en partie expliquer cette absence. Disparues sans laisser de traces, les notes qu’ont pu entendre le jeune Hans Memling à Cologne avant son départ pour Bruxelles à la fin de la décennie 1450, Nicolas de Leyde enchantant la « pierre de sable » à Strasbourg une poignée d’années plus tard, Sebastian Brant invitant, peu avant que le siècle s’achève, ses contemporains à monter dans la Nef des fous mise à flots par ses soins depuis les presses bâloises ? Pas totalement, comme le prouve Von edler Art, un disque aussi réussi qu’émouvant édité par le remarquable label Ramée.

Nous avons sans doute bien du mal à nous faire une idée précise du raffinement atteint par la civilisation germanique tout au long du XVe siècle, car le référentiel de valeurs imposé par les universités et les instances culturelles de notre pays nous fait, sans même que nous en ayons clairement conscience, tourner naturellement et presque exclusivement nos regards vers ces pôles d’innovation culturelle que furent aussi l’Italie et la France. Pourtant, qu’il s’agisse du développement des techniques (l’imprimerie, bien entendu, mais aussi et entre autres, des évolutions importantes dans la facture instrumentale : la plus ancienne mention du clavecin, en 1397, attribue, par exemple, l’invention de cet instrument au médecin autrichien Hermann Poll, tandis que sa première représentation connue se trouve sur un retable d’environ 1425 situé dans la cathédrale de Minden, en Rhénanie du Nord-Westphalie) ou de trouvailles artistiques (les premiers autoportraits indépendants gravés et peints semblent bel et bien avoir été réalisés en Allemagne), il est indubitable, pour qui prend le temps de considérer les témoignages du passé sans préjugés, qu’une vie intellectuelle d’une foisonnante richesse s’est développée dans ce territoire vaste et morcelé qu’était alors le Saint-Empire. D’ailleurs, si vous avez du mal à me croire, rendez vous à Strasbourg, Cologne ou encore Francfort admirer le travail des sculpteurs, des orfèvres et des peintres de cette époque, faites un crochet par la Bibliothèque humaniste de Sélestat pour vous faire une idée de celui des imprimeurs, et, pour que l’immersion soit complète, accomplissez ce vagabondage temporel en compagnie de ce disque.

Corina Marti et Michal Gondko, directeurs de l’excellent ensemble de musique médiévale La Morra, ne sont pas les premiers à s’intéresser aux pièces contenues dans deux très importants manuscrits, le Lochamer Liederbuch (c.1452, conservé à Berlin) et le Buxheimer Orgelbuch (c.1460-1470, conservé à Munich, reproduction d’une des pages ci-dessus), témoins miraculeusement préservés d’une pratique musicale spécifiquement instrumentale en terres d’Empire, auxquels ils ont choisi d’adjoindre très opportunément d’autres morceaux, extraits de codex conservés à Bâle et Vienne ainsi que d’éditions imprimées à Mayence (1512) et Nuremberg (1539). Regroupant des élaborations sur des mélodies religieuses (Benedicite almechtiger got), des chansons profanes (Qui vult messite, sur le rondeau Qui veut mesdire de Gilles Binchois), des basses danses (Mi ut re ut, sur la basse danse Venise) ainsi que des compositions sur des thèmes originaux, Von edler Art, sans doute une des anthologies les plus convaincantes qui ait été réalisée à ce jour dans ce répertoire, entraîne l’auditeur dans un voyage où la sensation d’intimité le dispute à la surprise apportée par l’extraordinaire subtilité de cette musique extirpée des limbes de l’oubli. La notice du disque explique de façon claire et argumentée les raisons qui ont conduit les interprètes à exécuter certaines de ces pièces en duo, l’une au clavicytherium (instrument à clavier à cordes pincées et à caisse verticale, attesté à partir d’environ 1460), l’autre au luth et à la guiterne, et même si je suis persuadé que certains musicologues y trouveraient sans doute à redire, force est de constater que ce tandem fonctionne parfaitement. Tour à tour dansants ou rêveurs, les différents morceaux, organisés par ordre chronologique, gagnent progressivement en complexité polyphonique, jusqu’à pouvoir se confronter sans rougir aux Fantaisies composées vers la même époque en Italie, comme le prouve le fantastique Preambulum sans doute dû à Adolf Blindhammer (c.1475-entre 1520 et 1532), luthiste de l’empereur Maximilien Ier et professeur de luth à Nuremberg dont les qualités étaient soulignées par Albrecht Dürer.

Ayant fait le choix d’alterner pièces en duo et en solo, Corina Marti et Michal Gondko (photographie ci-contre) se révèlent des interprètes remarquablement inspirés et soucieux de rendre justice à un répertoire méconnu sans jamais le solliciter à outrance. L’usage mesuré et pertinent de l’ornementation, le soin apporté à la caractérisation de chaque pièce, la diversité des climats instaurée tout au long de cet enregistrement en disent long sur la passion qui anime leur exploration de ces musiques oubliées qui, grâce à leur travail de réappropriation, quittent leur cadre strictement historique pour s’adresser à la sensibilité de l’auditeur d’aujourd’hui. Au-delà du panorama riche et varié qu’il propose, c’est l’imperceptible chuchotement d’une époque jusqu’ici largement réduite au silence que Von edler Art permet à nouveau d’entendre.

Von edler Art, Musique allemande du XVe siècle pour instruments à clavier et à cordes pincées.

Corina Marti, clavicytherium.
Micha Gondko, luth à 6 chœurs et guiterne à 4 chœurs.

1 CD [durée totale : 67’23”] Ramée RAM 0802. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Tyling ?, Tandernaken (guiterne et clavicytherium)
2. Anonyme, Rorate celi desuper (clavicytherium)
3. Attribué à Adolf Blindhammer, Preambulum (luth)

Illustrations du billet :

Maître ES (c.1420-c.1468 ? actif dans la région du Rhin supérieur), Couple faisant de la musique près d’une fontaine, sans date. Gravure, Berlin, Kupferstichkabinett.

Recto du folio 169 du Buxheimer Orgelbuch. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Mus. 3725.