Permanences

Publié le 19 décembre 2009 par Jeanchristophepucek


Homme se tenant au coin du feu,
Livres d’Heures, Paris ?, fin du XVe siècle.
Enluminure sur parchemin, Carpentras,
Bibliothèque municipale (Ms.0054).

On ne choisit jamais le moment où les choses nous prennent par la main et nous poussent, presque malgré nous, à sortir du silence où nous avions trouvé refuge. Dans le salon de musique de la grande maison de Charmes en l’Angle lentement envahi par la pénombre de la fin d’une après-midi de décembre, l’esprit au bord du chaos se rassérène en accomplissant le geste simple et immémorial qui consiste à entretenir le feu, tandis que d’une autre pièce parviennent les notes d’une ballade de Guillaume de Machaut. Ces longues nuits de froidure ne sont finalement pas si éloignées de celles qu’a pu connaître le chanoine de Reims il y a plus de six cents ans et je n’ai aucun mal à l’imaginer tisonnant la bûche du foyer, approchant ses mains de la flamme pour les réchauffer avant de retourner à sa table de travail pour rimer les douleurs qui débordent d’un cœur trop aimant pour n’être pas meurtri. Et c’est une étincelle étonnamment claire de ce XIVe siècle qui, d’ordinaire, s’obstine à trembler comme un mirage sur l’horizon brûlant lorsque, concentrant notre esprit, nous nous évertuons à tenter de l’apercevoir nettement, qui s’invite subitement, malgré les distances temporelles ou spirituelles.

Je nourris le rêve, qu’il serait peut-être plus sage de nommer illusion, que le fil qui nous relie aux générations passées, y compris les plus éloignées, ne s’est pas complètement rompu et qu’en nourrissant assidument notre familiarité avec l’univers qui fut le leur, il nous est quelquefois possible de les sentir avec une acuité autre qu’intellectuelle, un impact que je pourrais qualifier de physique. Comme si le regard, après s’être longuement accoutumé à l’obscurité qui entoure les époques révolues, finissait par être en mesure de percevoir des signaux infimes, un rai de lumière filtrant du volet fermé sur l’insaisissable jadis, une porte entrebâillée sur l’immuable flux du temps. Si nous y prenons garde, mille petits détails, un vers, une anecdote, un détail d’architecture, un trait de pinceau, une mélodie, semblent avoir été semés ici et là pour nous servir de relais afin de nous permettre d’aborder à des rives anciennes qui nous paraissent pourtant si loin de nos préoccupations quotidiennes, de nos vies de galopeurs modernes obsédés par le « plus » quand ils ne devraient se préoccuper que du « mieux ». Ces petits cailloux blancs, je les nomme permanences ; ce sont elles que je traque inlassablement, à la recherche de ce souffle commun qui traverse les siècles et porte femmes et hommes à peindre, écrire ou composer, à dépasser l’abattement qui saisit tout mortel lorsqu’il devient conscient de l’inéluctabilité de son destin.

À l’heure où le monde succombe à la chaleur frelatée de fêtes de fin d’année qui sont surtout celles de la froide hégémonie des commerçants, je souhaite, pour ma part, continuer à entretenir patiemment la flambée de la mémoire, en me gardant, autant que faire se peut, de l’embrasement aussi brillant que bref de ces feux de paille qu’on appelle des modes. Demeurerez-vous près de l’âtre pour vous y réchauffer aussi ?

Guillaume de MACHAUT (c.1300-1377), Esperance qui masseure, ballade (B13)

Ensemble Musica Nova.
Lucien Kandel, ténor & direction.

1 CD Æon AECD 0982. Ce disque peut être acheté en cliquant ici.