Marie-Madeleine lisant, c.1525.
Huile sur panneau de chêne, Londres, National Gallery.
Il est toujours délicat de parler des musiques du Moyen-Âge et de la Renaissance sans se heurter à l’écueil de l’accumulation de quantité de données techniques qui intéressent surtout le spécialiste mais souvent assez peu l’amateur. Le sous-titre du disque autour duquel je vais broder cette chronique, « chantres-compositeurs de la Renaissance en Picardie », pourrait paraître, de prime abord, assez intimidant ; pour qui dépasse cette première impression, le voyage de près d’un siècle qu’il propose, pour être érudit, n’en est pas moins passionnant, faisant se côtoyer quelques œuvres déjà documentées au disque et nombre de découvertes. Saluons donc, avant d’entrer dans le vif du sujet, le courage tant de l’ensemble Odhecaton et de son directeur Paolo da Col que de l’éditeur Ramée pour avoir produit cette remarquable anthologie.
Dès le XIVe siècle et jusqu’à l’aube du XVIIe, les compositeurs originaires d’un vaste territoire regroupant le Brabant, le Hainaut, la Flandre, l’Artois et la Picardie, ont rayonné sur toute l’Europe. Qu’elle accueillît, provisoirement ou définitivement, des précurseurs comme le liégeois Jehan Cigogne (c.1370 ?-1412), plus connu sous son patronyme italianisé de Ciconia, qui fit une bonne partie de sa carrière à Padoue (on attend avec impatience le travail de l’ensemble Diabolus in Musica sur ses œuvres sacrées), ou de musiciens plus célèbres, Guillaume Du Fay (c.1397-1474) ou Josquin des Prez (c.1450-1521) pour n’en citer que deux, même l’Italie, que l’on présente généralement comme l’alpha et l’oméga des arts, ne put échapper à cette hégémonie de la polyphonie franco-flamande, avec pour conséquence un mouvement de rejet de plus en plus violent, amorcé dès les premières décennies du XVIe siècle, dont naîtront certaines formes spécifiques du premier Baroque. Après ce petit détour nécessaire pour donner quelques trop rapides éléments de contexte, revenons plus spécifiquement à nos picards.
C’est à Noyon (cliché du cloître de la cathédrale ci-dessous, cliquez pour agrandir) que nous conduit l’autre partie du programme, qui met à l’honneur des musiciens un peu moins connus. D’Antoine Bruhier, on sait peu de choses, si ce n’est qu’il fut suffisamment célèbre pour être cité dans le prologue du Quart Livre (1549-52) de Rabelais et que sa carrière connut son achèvement au service du pape Léon X de 1513 à 1521, année après laquelle on perd sa trace. Son Ecce panis angelorum se signale par une économie de moyens tout à fait séduisante. Un peu mieux documenté, le parcours de Mathieu Sohier passe par Notre-Dame de Paris, où il occupa les fonctions de maître des enfants de chœur entre 1533 et 1548, avant de se retirer dans sa ville natale de Noyon, où il était titulaire d’un bénéfice et où on peut conjecturer qu’il mourut vers 1560. Son Salve Regina, aux entrelacs vocaux foisonnants s’achevant pourtant sur une note mélancolique, et son lumineux Ave Regina, qui ouvrent le disque, ont été publiés lorsqu’il était en activité à Paris.
O gente brunette que Dieu gard,
seras-tu point m’amyette ?
Souvent je souhaite ton regard
à mon aise en ma chambrette.
Toute nue en la couchette,
blanche et nette,
tant doulcette
pour jouer au jeu d’amours,
si tu sçavois la chosette
qui me haite,
tu y viendrois tous les jours.
Un autre point qui prête à sourire, c’est que la Messe « O gente brunette » a été publiée après la dernière des trois phases (1562-63, les précédentes s’étant déroulées en 1545-47-49 et 1551-52) du Concile de Trente, qui édicta les idéaux de la Réforme catholique, y compris dans le domaine de la musique, en excluant tout mélange entre sacré et profane. Or, comme vous l’entendrez aisément si vous vous prêtez à l’exercice d’une écoute successive de la chanson et du Gloria proposé ci-après, la source de ce dernier s’y entrevoit sans aucun mal, le compositeur ayant suivi la mélodie de très près, au point qu’il s’agit sans doute d’une des œuvres les mieux adaptées pour faire comprendre ce qu’est une messe sur cantus firmus :
Cette œuvre, qui, sauf erreur, n’avait jamais été enregistrée, est particulièrement intéressante, car elle s’éloigne, par sa concision et sa sobriété, des vastes élaborations polyphoniques des générations précédentes, se rapprochant ainsi quelque peu de l’esprit d’exigence de compréhensibilité en matière de musique religieuse martelé par le Concile. Une messe de transition, en quelque sorte, même si l’on peut supposer que Nicolas de Marle n’en avait pas une claire conscience.
O gente brunette, œuvres de Loyset Compère, Jehan Mouton, Antoine Bruhier, Mathieu Sohier, Thomas Champion, Nicolas de Marle.
Odhecathon.
Paolo da Col, direction.
Extraits proposés :
1. Loyset Compère, Virgo caelesti, à 5.
2. Jehan Mouton, Nesciens mater, à 8.
3. Thomas Champion, dit Mithou : O gente brunette, chanson à 4.
4. Nicolas de Marle : Messe « O gente brunette », à 4 – Gloria.
5. Mathieu Sohier, Ave Regina, à 4.