En écrivant The Big Sleep, Raymond Chandler carbure au bourbon et oublie un de ses personnages en cours de route. Quand on l’interroge à ce sujet quelques mois plus tard, il répond : « Ah oui. Figurez-vous qu’il m’était sorti de la tête. » La pirouette, c’est bien connu, est la seule façon honorable de rattraper une bourde. Quand elle est vraiment réussie, on se prend même à croire que sans l’erreur en question, l’œuvre incriminée aurait perdu quelque chose. Un petit supplément d’âme difficile à définir. Mieux : quand une lézarde donne à voir les défauts d’un artiste derrière la couche de travail, on s'imagine qu’on le voit lui et non plus son œuvre. Si le travail se doit d’être abouti et structuré, l’imperfection, elle, appartient à l’intimité, à l’isoloir. Au dessus de la marionnette, on aperçoit le vieux moustachu solitaire qui s’emmêle dans ses fils. C’est là qu’on attend de lui le bon mot, la répartie capable d’absoudre l’erreur la plus grossière. Quand on expliqua à Hergé que le coup de l’éclipse face aux Incas était complètement abracadabrant, il répondit : « Je reconnais que c'est un point noir dans cette affaire. » Tout était dit.
Un cran en dessous du précédent en ce qui concerne l’intrigue, Le Temple du Soleil se rattrape avec une scénographie magnifique qui représente tour à tour le Pérou, la Cordière des Andes, ou un temple inca avec un soin maniaque du détail rappelant Le Lotus Bleu. Les décors remplacent l’histoire ; les grands espaces piétinent l’imagination comme les purs-sangs de l’Age d’Or du western. Hergé rappelle au grand public que l’Amérique du Sud existait déjà avant la percée mondiale d’Os Mutantes.
Si l’on s’est beaucoup moqué depuis cinquante ans de la bourde d’Hergé à propos de l’éclipse, c’est avant tout parce que personne n’a réfléchi au sens véritable de ce coup de théâtre. On y a vu une approximation, un as planqué dans la manche et sorti au mauvais moment. C’est d’autant plus regrettable que le gag est monté comme une mayonnaise pendant trente pages. Autant de précautions pour un ratage complet, ça fait mauvais genre.
C’est ignorer que, métaphoriquement, l’aventure de Tintin ne se passe pas au Pérou, mais dans son esprit, détail curieusement ignoré par la critique européenne. Le Temple du Soleil (ou Tombeau du Sommeil comme le reprennent certaines traductions) est un cauchemar onirique où Tintin, rongé par la culpabilité de ne pas avoir retrouvé Tournesol, se persuade qu’il s’envole au Pérou pour le sauver. Mais ce voyage n’a pas plus d’ancrage dans la réalité des sens que celui d’Orphée partant à la recherche d’Eurydice. C’est une allégorie sur l'errance perpétuelle, une quête initiatique au royaume des morts. Plusieurs détails accréditent cette thèse. D’abord, l’absence totale de carte pour se repérer dans la jungle alors qu’aucun des protagonistes n’a jamais pénétré dans le temple ; comme dans un rêve, les acteurs sentent le chemin et avancent comme des aimants guidés par leur foi et le magnétisme de leur destination. Une jungle où ils crapahutent d’ailleurs pendant des semaines — se référer aux précisions étonnantes : trois jours plus tard, une semaine plus tard : le temps n’a plus de prise sur la réalité, les journées peuvent durer une seconde ou une année entière, selon l’inclinaison du Sablier Universel. Les Dupondt, qui voyagent en quelques secondes du Sahara à la Tour Eiffel en passant par les mines de charbon, illustrent bien eux aussi cette ubiquité typique des sommeils dérangés par la fièvre ou une digestion difficile.
Dès lors, il est illogique de critiquer la peur des Incas devant l’éclipse : on ne chahute pas la vraisemblance d’un rêve, et d’un point de vue métaphorique, il était nécessaire que Tintin pénètre dans la nuit de la foi (un abîme de doute, de peine, de désespoir) pour sauver son ami d’une mort atroce. Au même moment, les scientifiques de l’expédition sortent de leur torpeur : il n’est d’ailleurs pas impossible (mais Hergé efface volontairement les pistes) que l’aventure se déroule pendant le sommeil de l’un d’entre eux, le professeur Bergamotte, par exemple, qui montrait dans la première partie des signes inquiétants de paranoïa défensive. On peut toujours déplacer ce grand rêve péruvien d’un inconscient à l’autre, à moins que (théorie séduisante mais hélas peu fondée) chacun ne participe à son édification ; on pourrait en effet imaginer un Rêve de l’Orient Express où chaque protagoniste (Tintin, le Capitaine, mais aussi Milou ou les Dupondt) ajoute sa propre touche au Rêve général, ce qui rejoindrait la communion entre les trois cauchemars du premier épisode, la nuit où Rascar Capac se fait enlever par la foudre. On peut juste regretter qu’Hergé ne soit pas allé assez loin dans cette direction. Sans doute présumait-il (à raison) que ces considérations passeraient largement au dessus de la tête du public des années 40. Plusieurs générations plus tard, il est temps de rouvrir le dossier.