Au moment où Haïti est frappée par une catastrophe naturelle de proportion apocalyptique et que des corps vivants se trouvent encore
coincés dans les décombres des bas-fonds de Port-au-Prince, la décence n'autorise que la compassion. Ceux qui ont quelque notion de religion peuvent offrir une prière pour les survivants qui,
sans eau, sans vivres et sans médicaments, partagent la rue avec les morts. Les autres peuvent " texter " et envoyer 10 dollars ou 10 euros à la Croix Rouge et à d'autres organisations
caritatives. Les petits ruisseaux font des grands fleuves qui se déversent dans l'océan, nous l'a bien rappelé l'ancien président Bill Clinton, l'envoyé spécial du président Barack Obama en
Haïti.
Cette grande compassion, cette grande énergie planétaire qui ne veut pas répéter le déficit humanitaire qui a choqué les victimes de Katrina en 2005, n'a pas gagné
toutes les âmes. Au lendemain de l'hécatombe de Port-au-Prince, le pasteur américain Pat Robertson nous a révélé les raisons profondes de la catastrophe d'Haïti, raisons, nous assure t-il, qui
n'ont rien à voir avec l'évidence scientifique que l'île est localisée à l'épicentre d'une zone séismique.
Pourquoi donc un tremblement de terre d'une magnitude de 7,0 sur l'échelle de Richter a dévasté Haïti ? Parce que, selon Robertson, les Haïtiens ont vendu leur
pays à Satan il y a 200 ans. " Il s'est passé quelque chose à Haïti il y a longtemps, et personne ne veut en parler. Ils [les Haïtiens] se trouvaient sous la botte des Français au temps de…
Napoléon III (sic) ou je ne sais qui d'autre. Ils se sont donc rassemblés et ont conclu, en jurant, un pacte avec le diable. Ils ont dit, nous allons te servir si tu nous libères des Français.
C'est une histoire vraie ! Et donc, le diable a dit, OK, marché conclu ".
Pat Robertson n'est pas un quidam qui délire dans le bistrot du coin et amuse la galerie en sirotant son pastis. Si c'était le cas personne ne prêterait attention à
ces élucubrations d'ivrognes. Non, lui a pignon sur rue. Les révélations ont été faites sur sa chaîne de télévision, devant des centaines de milliers de téléspectateurs qui, d'ordinaire,
attendent ses instructions pour savoir pour qui voter aux prochaines élections présidentielles, comment élever leurs enfants et traiter les immigrés et les homosexuels. Robertson (né en 1930)
fait partie de la première vague de télévangélistes. Il est le fondateur du Christian Broadcasting Network (CBN) et de la Christian Coalition, l'aile religieuse du parti républicain qui, à elle
seule, commande une armée de près de trois millions de fidèles. Connu non pas seulement pour ses opinions armées, mais aussi pour ses ambitions politiques, Robertson avait fait campagne, sans
succès, pour la nomination républicaine aux élections présidentielles de 1988.
Sa fortune, il ne l'a pas amassée qu'avec des sermons, mais aussi en signant des contrats juteux avec les figures les plus sanguinaires de l'Afrique postcoloniale.
Dans les années 1990, par exemple, il a obtenu de Charles Taylor plusieurs concessions de diamants au Liberia. En 1994, en plein génocide au Rwanda, Robertson a monté une opération baptisée
" Operation Blessing " qu'il a utilisée pour acheminer des équipements lourds dans ses mines du Liberia, tout en jurant ses grands dieux qu'il s'agissait de colis humanitaires destinés
aux victimes rwandais.
Que s'est-il donc passé à Haïti " il y a longtemps " qui explique les paroles choquantes de Robertson ? À la fin du XVIIIe siècle, sous le
commandement de Toussaint L'Ouverture, des centaines de milliers d'esclaves se révoltent dans le goulag de Saint-Domingue. Dans cette île des Caraïbes, dénommée la " perle des
Antilles ", il n'y a pas de plantations de sucre et de café comme ailleurs, mais de véritables camps de concentration. Les bateaux qui amènent les esclaves africains au Golfe de Gonâve sont
comme les trains de la mort qui acheminent les prisonniers juifs à Auschwitz et à Treblinka. Là les esclaves subissent les traitements les plus cruels qui auraient arraché une larme de compassion
à un planteur virginien. L'espérance de vie d'un esclave déraciné d'Afrique est, en moyenne, de 4 à 5 ans. Haïti est trop importante pour l'économie française pour que la France s'apitoie sur le
sort des centaines de milliers d'esclaves venus du Togo, du Congo et du Bénin. On se demande même en métropole si ces nègres possèdent une âme.
En se révoltant contre les Français, les esclaves de Saint-Domingue commettent le plus grand péché de l'histoire. Non, pas celui de massacrer un grand nombre des
Blancs qui vivent sur l'île. Un Blanc, ça meurt aussi, après tout. Ni celui de défaire la plus grande expédition navale de l'histoire militaire de France, une expédition commandée par nul autre
que le Général Leclerc, le beau-frère de Napoléon Bonaparte. Non. Le péché est d'emmêler la grande trame de l'histoire et de déranger le paradigme dominant de l'histoire, celui qui octroie à
l'Europe le rôle de Prospéro. Seule l'Europe fait, défait et refait ; écrit, décrit et réécrit. A elle seule incombe la tâche prométhéenne de briser et de réparer. Les Haïtiens ont brisé
leur joug et pour l'avoir fait non seulement avec des armes mais à l'aide de leur spiritualité africaine, leur révolution n'a pas été célébrée comme celles qui l'ont immédiatement précédée. La
révolution américaine a été accomplie par des francs-maçons, de surcroît esclavagistes, mais jamais il n'est venu à l'idée de personne de l'attribuer au diable. Souvenons-nous aussi de la Terreur
sous la révolution française, de toutes ces victimes (souvent innocentes) sacrifiées à l'échafaud et sur l'autel de la liberté. Mais à quel dieu les Français continuent-ils à offrir l'incantation
morbide que clame la Marseillaise : " qu'un sang impur abreuve nos sillons " ? Que dire du fameux mot de Thomas Jefferson, " l'arbre de la liberté doit être arrosé de
temps en temps par le sang des patriotes et des tyrans. C'est là son fumier naturel " ?
Il y a dans les révolutions française et américaine un vampirisme débordant, un torrent d'hémoglobine qui, pourtant, n'a ni emporté les certitudes des historiens ni
entaché la tradition historiographique qui continue à exalter le " génie français " et à diviniser les " founding fathers ". Les images de " l'armée des cannibales "
(expression utilisée par Jefferson pour qualifier les patriotes haïtiens), d'un leader aux traits simiesques (c'est ainsi que Toussaint L'Ouverture est portraituré par les artistes occidentaux de
l'époque), d'esclaves buvant le sang des Blancs à même leurs mains rugueuses, possédés par un dieu cannibale, de prêtres vodou, les yeux révulsés et les corps convulsés et raidis par une transe
fétichiste ; oui, toutes ces images chimériques hantent la conscience de l'Occident. Obsédé et mortifié par ces scènes apocalyptiques qui n'existent que dans son imagination, le voyageur
français Narcisse Baudry des Lozières s'acharne sur le Noir, menace et commande avec l'autorité d'un seigneur de Jacmel : " Et toi, féroce Africain, qui triomphes un instant sur les
tombeaux de tes maîtres que tu as égorgés en lâche, […] rentre dans le néant politique auquel la nature elle-même t'a destiné. Ton orgueil atroce n'annonce que trop que la servitude est ton lot.
Rentre dans le devoir et compte sur la générosité de tes maîtres. Ils sont blancs et français ".
Il existe une autre raison pour laquelle le projet patriote haïtien a été diabolisé. Cette raison tient à une idée simple qui sature la conscience de l'Occident
chrétien tout au long de la période esclavagiste. L'esclavage des Noirs était sanctionné par Dieu lui-même. En 1452, une bulle papale, Dum Diversas, du pape Nicolas V autorisa le
Portugal à réduire les " Sarrazins et les païens " en esclavage perpétuel, y compris leurs descendants. En 1488, le roi Ferdinand d'Aragon offrit une centaine d'esclaves au pape
Innocent VIII, qui les reçut volontiers et les distribua à ses cardinaux. Non seulement Dieu conduisait l'Europe à la conquête de nouveaux territoires, en leur donnant à perpétuité tout lieu que
foulerait la plante de leurs pieds, mais mettait également à leur disposition tout peuple païen ou non chrétien qui s'y trouverait. Si donc l'esclavage était ordonné par Dieu, seul Satan pouvait
délivrer les Haïtiens et rompre ce joug divin. L'alliance divine de l'esclavage, conclue entre Dieu et les Européens, aurait été brisée par le pacte démoniaque de libération que les Haïtiens ont
signé avec le diable à la fin du XVIIIe siècle. D'où la rumeur, qui se répand rapidement dès le début de la révolution haïtienne, que les esclaves ont engagé l'assistance de prêtres vodou pour
consacrer l'île à Satan comme gage de leur liberté. De là, la réputation diabolique affublée au vodou, une religion pourtant similaire dans sa liturgie, son panthéon et ses valeurs éthiques à
bien d'autres religions africaines de la Diaspora comme la santeria, le yoruba ou l'orisha, religions qui se sont mariées avec le catholicisme. Un exemple récent : dans le nouveau
blockbuster à subtexts de James Cameron, Avatar, le personnage joué par Sigourney Weaver plaide avec la ferveur d'un Bartolomé de las Casas en faveur des Na'vis en
expliquant au conquistador extra-planétaire (joué par Giovanni Ribisi) que les Na'vis ne pratiquent pas un culte vodou païen (magico-fétishiste), mais une véritable religion connectée aux forces
élémentaires de l'univers et que, par conséquent, il ne faut pas leur appliquer la solution finale.
Il faut pourtant croire à la malédiction d'Haïti. Oui, Haïti est une île maudite. Haïti la maudite l'a été dès son indépendance en 1804. D'abord, la France lui
impose 150 millions de francs lourds qu'elle doit payer pour prix de son indépendance. En 1838, cherchant désespérément à sortir du statut d'état paria dans lequel l'ont confinée les puissances
occidentales, Haïti accepte de payer ces réparations de guerre pour compenser les planteurs français et leurs descendants. En échange, la France accepte de rompre son embargo et de reconnaître la
République d'Haïti. Mais jusqu'en 1915, date de l'occupation américaine, Haïti peine à démarrer une économie ravagée par 12 ans de guerre et obérée par le paiement à la France d'une dette
colossale. L'Amérique, qui doit pourtant son expansion à la victoire des révolutionnaires haïtiens, grâce à l'acquisition de la Louisiane française, contribue également à asphyxier l'économie
d'une nation qu'elle ne reconnaîtra qu'en 1862. En occupant l'île de 1915 à 1934, les Américains favorisent les intérêts des investisseurs yankees au détriment de l'économie haïtienne et
inculquent à l'élite métisse une tradition militaire qui atteindra son point d'orgue durant la dictature duvaliériste. La leçon apprise, l'élite haïtienne se comporte en kleptocrate, torture,
assassine, et plonge l'île dans un étang de sang et de soufre.
Il s'est passé quelque chose de terrible à Haïti il y a longtemps, et personne n'ose en parler aujourd'hui. Mais la terre s'est ouverte à Léogane, à Port-au-Prince
et à Jacmel, engloutissant dans sa furie les descendants d'esclaves. De ses béances, et pour prix de ce sacrifice humain, une effroyable malédiction nous est révélée. Haïti a été bannie du rang
qu'elle méritait d'occuper dans les annales de l'histoire. L'histoire d'Haïti ferait aujourd'hui le script d'un grand film comme Hollywood sait si bien en concocter, une grande épopée historique
dans laquelle Toussaint L'Ouverture et son armée invincible seraient dépeints comme Léonidas aux Thermopyles, comme David bravant Goliath ; les petits écoliers réciteraient par cœur ses
exploits ; des rues, partout, des monuments, en maints lieux, des fresques, dans plus d'un musée, célébreraient les gestes de ce titan ; un poète anonyme composerait une chanson à sa
gloire, comme celle de Roland. Mais voilà, Toussaint L'Ouverture et sa bande de guerriers étaient des nègres. Les nègres doivent occuper le parterre de l'histoire et laisser les loges à la race
supérieure. Les nègres n'altèrent pas le cours de l'histoire ; ils sont emportés par les vagues que déclenche l'armada du peuple conquérant.
Ch. Didier Gondola, Indiana University, USA
Source : Africultures.