Ces expériences m'ont édifié. Pour ceux qui n'auraient pas eu la chance de vivre de l'intérieur un "mouvement étudiant", voici la chronologie quasiment intangible des faits.
1) Un groupuscule de jeunes gens très idéologisés déterre la hache de guerre pour une raison quelconque. Il s'agit notamment des syndicalistes UNEF, mais ceux-ci étant en général très peu nombreux accueillent bien volontiers l'enthousiasme combatif de militants LCR, anars, altermondialistes, etc. Les seconds ne tarderont d'ailleurs pas à déborder les premiers qui, ironie de l'histoire, se feront in fine traiter de dégonflés par les irréductibles guérilléros rouges et noirs.
Les étudiants mécontents affirment immanquablement que leur révolte est due à des motifs très graves : il s'agit de défendre le modèle français d'enseignement supérieur, d'éloigner de l'Université la convoitise des puissances d'argent, de préserver le principe d'égalité, de sauver la démocratie en danger, etc. Il m'a toujours semblé, cependant, que les mouvements étudiants obéissaient simplement à un réflexe pavlovien d'opposition au pouvoir. Je suis convaincu que si demain, un gouvernement de droite imposait que le gazon des campus ne soit plus tondu que les premier et troisième vendredi de chaque mois, il se trouverait une poignée de révoltés pour affirmer que cette décision signe le retour de la Bête Immonde, et qu'il faut la repousser coûte que coûte.
On croit souvent que les étudiants sont manipulés de l'extérieur. En réalité, les étudiants se manipulent tout seuls, en se gavant de grands mots et en s'essayant vainement à rejouer Mai 68.
2) Ce petit groupe tente dans un premier temps de recruter et de convaincre par des moyens classiques : tractage, réunions publiques, affichage, etc. C'est l'ordinaire médiocre du travail politique, dont ne saurait se contenter la jeunesse impétueuse. Aussi cette dernière, constatant qu'elle ne parvient aucunement à ébranler l'apathie de la majorité des étudiants, passe à la phase
3), qui consiste à durcir le mouvement pour décider les indécis et donner un écho médiatique à un mouvement encore microscopique. On convoque donc des AG où l'on rassemble, en rameutant le ban et l'arrière-ban, quelques centaines de personnes sur les 10 ou 15.000 que peut compter la fac.
Il faut d'ailleurs remarquer, sur un plan général, que les agitateurs présentent un profil très particulier.
*Ce sont des enfants des classes moyennes (les rejetons de la bourgeoisie regardent tout ce cirque avec un dédain bien fondé, et les méritocrates issus des quartiers pauvres préfèrent travailler que de discutailler ad nauseam).
*Ils vivent intensément un premier engagement politique et/ou syndical (ce qui les place en porte-à-faux avec l'immense majorité de leurs camarades, qui sont très atones sur ce point).
*Ils sont inscrits en lettres et sciences humaines : les facs de droit, de science ou de technologie ne participent quasiment jamais à ce genre de mouvement. Pourquoi tant d'agitation chez les sociologues et les historiens ? Pour plusieurs raisons. Leurs professeurs sont souvent très à gauche et ne se privent pas de le laisser transparaître dans leurs cours. Le travail et l'investissement des étudiants est souvent moindre, avec, aux partiels, un taux d'échec ou d'absence absolument hallucinant -et ce dilettantisme les rend disponibles pour d'autres activités. Enfin, les principaux, pour ne pas dire les seuls débouchés de ces filières se situent dans la fonction publique, ce qui induit, chez ceux qui les suivent, une mentalité spéciale (pas forcément méprisable, mais spéciale).
4) L'AG ! Ce grand cénacle bouillonnant ! Ô glorieuse AG ! Toi que les "étudiant-e-s en lutte" invoquent à tout bout de champ comme une bouleversante expérience de démocratie directe.
L'AG est une assemblée où un bureau auto-proclamé décrète l'ordre du jour à sa discrétion, donne la parole à qui lui plaît, et n'admet d'autre vote qu'à mains levées. C'est un soviet. Elle décide bien entendu à une écrasante majorité que, face à la surdité du gouvernement, le durcissement de la lutte s'impose comme une triste fatalité. Les "grévistes" (je place l'expression entre guillemets parce qu'elle me paraît relever de la plus parfaite absurdité, s'agissant d'étudiants) se sentent déliés de toute espèce de scrupule par ce vote démocratique : ils n'ont "pas le choix".
Aussi vont-ils recourir à une violence de basse intensité, qui suffit généralement à perturber le bon fonctionnement des cours. Il suffit de mettre un peu de colle forte dans les serrures des salles de classe et d'établir quelques barrages filtrants à l'entrée des bâtiments. Un autre procédé très efficace consiste à chaparder toutes les chaises dans les salles de classe et à les stocker dans un amphi, où elles resteront sous bonne garde. Les professeurs répugnant à faire leurs cours debout ou assis par terre, les reporteront sine die. Personnellement, je me rappelle avoir réussi à maintenir mes TD dans une Université presque entièrement occupée ; j'accueillais la douzaine d'élèves qui avait le courage de braver les piquets de grève dans mon minuscule bureau. C'était très inconfortable mais nous étions fiers et heureux de nous retrouver dans ce contexte. Un excellent souvenir.
5) C'est une triste loi de la vie démocratique : les gueulards irresponsables se font toujours mieux entendre que les personnes modérées et de bon sens, du moins dans un premier temps. Cette règle s'applique à la puissance dix en milieu universitaire. Les étudiants paisibles se sentent souvent humiliés par la surexposition médiatique de zozos qui ne les représentent en rien, mais ils baissent la tête et se taisent ; beaucoup d'autres décident de prendre leur parti des évènements en s'octroyant quelques journées de repos bien méritées. "Le mouvement s'étend", titre alors la presse, qui croit pouvoir y déceler une vive hostilité aux projets du ministre.
Un cours est annulé, puis trois, puis dix. Les enseignants sont trop divisés pour prendre une position commune face au chaos croissant : certains sont exaspérés mais impuissants ; d'autres sont complices ; la majorité se réjouit in petto de voir annuler des cours de premier cycle qui sont pour eux autant de corvées. Voilà du temps gagné pour leurs recherches personnelles. Le président de l'Université, quelle que soit son expérience de ce genre de situation, commence quant à lui à s'inquiéter ; mais il n'ira jamais, au grand jamais, jusqu'à solliciter l'intervention des forces de l'ordre pour dégager les insurgés à la mie de pain. Car il a bien souvent la coupable faiblesse de "comprendre" ces étudiants.
6) L'impunité totale donne des ailes à la minorité agissante. Des émissaires viennent prêcher la bonne parole dans les cours maintenus, invitant leurs camarades à les rejoindre, et qualifiant de jaunes ceux qui s'y refusent. La fac est bientôt occupée. Les AG s'y multiplient et durent très tard ; on y refait le monde, on y vote des motions sur tous les sujets de la Terre. Ceux qui dorment dans les locaux pour "monter la garde" boivent, fument, baisent. Ils vivent une expérience dont ils se souviendront toute leur vie avec tendresse. Ils sont si jeunes qu'on voit encore du lait sur leurs frimousses ; et ils vivent une grande aventure : jouer à la révolution, c'est tellement plus rigolo que d'user ses fonds de culotte à la BU ! Bref, c'est un rite de passage d'autant plus indispensable qu'il n'y a pas de bizutages dans les facs de lettres.
A ce stade, les rebelles ont complètement oublié contre quoi ils se battent, mais sont d'autant plus intransigeants. "On ne lâchera rien !" Portées par cette ambiance romantique, de nouvelles recrues se manifestent -sans permettre toutefois aux "grévistes" actifs d'atteindre 1 % des étudiants inscrits.
Parallèlement, les plus radicaux commencent à vandaliser les locaux et invitent des "amis" (SDF, marginaux, délinquants) à les y rejoindre. Dans la faculté où j'enseignais, des artistes anonymes avaient trouvé le moyen de coller des tables et des chaises sur les murs et les plafonds des trois grands amphis. Plusieurs millions d'euros de dégâts au total.
7) Trois ou quatre semaines passent ainsi. Informée par rumeurs de ce qui se passe dans les locaux occupés, la présidence de l'Université se fait de plus en plus de cheveux blancs. Les étudiants neutres commencent à gronder en pensant à leurs partiels : ils n'en ont rien à foutre, de tout ça, ils ne veulent tout simplement pas perdre leur année. Qu'on les laisse travailler un minimum. -Quant aux étudiants hostiles, ils n'hésitent plus à l'ouvrir.
Pour contrer cette vague d'hostilité croissante, les mutins ont recours à des procédés vieux comme le monde. Les voix discordantes qui s'expriment dans les AG sont couvertes par les huées ; la proposition de recourir à un vote A BULLETINS SECRETS pour décider de la poursuite du mouvement est dédaigneusement rejetée. Ne pouvant plus argumenter sur le caractère démocratique de leur mouvement, les "grévistes" se placent sur le terrain des principes : ils sont peut-être minoritaires, mais ils défendent l'intérêt de tous, de façon héroïque et quasiment sacrificielle. Ils planent à des altitudes inatteignables.
8) Le gouvernement lâche alors trois milligrammes de lest, en présentant ce geste comme une concession majeure. Les "grévistes" ne sont pas dupes, mais beaucoup sont fatigués par des semaines d'activisme, et commencent eux aussi à avoir peur de se planter aux examens. Le groupe des motivés se scinde, non sans un échange de mots aigres.
9) Les jusqu'au-boutistes tentent un baroud d'honneur, qui échoue comme de juste mais qui leur laisse la conscience tranquille. L'une des fonctions essentielles de la grève a été atteinte, avec le recrutement d'une nouvelle génération de combattants. La frustration qu'ils éprouvent commence à fermenter en eux : c'est ce qui leur donnera l'énergie nécessaire, l'année suivante, pour reprendre tout ce barnum à partir du point 1).
En attendant la prochaine crise d'épilepsie, l'Université somnolera dans sa médiocrité.