Tintin et l'Oreille Cassée
Ou Tintin au Cœur des Ténèbres. Les trois albums à venir, qui marquent la fin de la première période, sont un peu en deçà du chef d’œuvre précédent. Celui-ci marque la première apparition d’un pays imaginaire, le San Theodoros, dans la mythologie d’Hergé. Parodie bien sentie des dictatures sud-américaines, on y découvre le général Alcazar qu’on reverra par la suite dans des rôles bien plus complexes (là, c’est clairement un nigaud.)
Hélas le scénario ne suit pas. Il ne coule plus de source comme dans le Lotus Bleu, et s'embourbe dans des intrigues de sixième zone. On retrouve des successions de gags ou histoires improbables prétextes à un grand voyage, comme dans Tintin en Amérique. La base de l’intrigue en épanadiplose est pourtant réussie : l’album s’achève comme il commence, et le voyage n’a servi à rien car ce qu’on cherchait se trouvait sous nos yeux (c’est un peu le même principe que le grand amour ou Les Clefs de Bagnoles de L. Baffie.) L’enquête policière du début est même angoissante (qui a tué Balthazar ?) mais rien n'y fait : les tribulations du fétiche finissent par lasser et au bout d’un moment, on en viendrait presque à souhaiter que Tintin se fasse fusiller. Là où documentation et narration étaient intrinsèquement liés dans Le Lotus Bleu, les deux plans ne se mélangent pas ici. Soit on est dans une pause du récit, et on peut rire de bon cœur devant la description burlesque de la dictature ; soit on suit l’histoire et alors le background est relégué dans les limbes.
Le vrai tour de force, c’est le dernier tiers de l’album, une plongée dans l’angoisse métaphysique comme on en voit très peu en bande dessinée, et jamais en littérature. Hergé utilisera de plus en plus ce procédé : quand l’intrigue patine, il place à la fin une séquence marquante, quitte à ce que ce soit complètement gratuit. Un peu comme Hitchcock alterne les scènes cultes dans North By Northwest en les reliant entre elles avec un bout de scotch. Ici, donc, il s’agit de l’évasion de Tintin dans la forêt des Arumbayas (ce n’est pas pour rien que la couverture se concentre là-dessus.) Ce n’est pas la statuette que le jeune reporter recherche entre les lianes tropicales, mais lui-même : il va devoir affronter ses propres peurs et l’essence du Mal tandis qu’il navigue sur le fleuve en se rapprochant du centre de l’Enfer. Hommage évident au Cœur des Ténèbres (les points communs sont trop flagrants et nombreux pour être cités), L’Oreille Cassée va bien plus loin : là où Conrad concentre le Mal sur un seul personnage, Kurtz, qui contamine ce qui l’entoure, Hergé efface les pistes et le danger devient invisible, transparent, voire insignifiant : on ne peut pas toucher du doigt l’épicentre de la menace. Ridgewell est-il un personnage ? un symbole ? un fantôme du passé ? l’auteur lui-même errant dans la jungle moderne ? Hergé ne fournit aucune réponse.
A noter la première apparition du gag de la « boule de foudre. »