« Le Monde Diplomatique » de ce mois consacre une double page à la défense de la poésie, sous la plume d’un de nos meilleurs poètes : Jacques Roubaud. Le fait est suffisamment exceptionnel pour qu’on le souligne et qu’on en parle. J’ai toujours été plein d’admiration pour Jacques Roubaud, à la fois mathématicien et poète (j’ai longtemps gardé dans un coin un exemplaire de sa thèse, sur les catégories appliquées aux arbres), membre de l’Oulipo, compagnon d’Alix Cléo décédée en 1983, grande photographe et dont on a récemment réédité le merveilleux journal. Roubaud est l’auteur de nombreux volumes de poésie dont \epsilon, « quelque chose noir », « la pluralité des mondes possibles de Lewis » etc. Il a aussi produit une œuvre romanesque expérimentale gigantesque (« Le grand incendie de Londres »). On trouve dans cette œuvre de nombreux chapitres de souvenirs, notamment dans « Mathématique », où il campe un étudiant de la fin des années soixante auquel j’eus parfois la faiblesse de m’identifier. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, à l’occasion d’une conférence qu’il donnait à l’invitation d’étudiants d’une grande école grenobloise. Son dos un peu vouté (mais ses yeux pétillants), ses cheveux qui mordaient sur le col de sa chemise et son pardessus usé donnaient au personnage une allure un peu décalée par rapport aux jeunes gens aux dents longues qui se préparaient un avenir pécuniairement heureux. La poésie existe-t-elle encore, autrement qu’au travers de son fantôme.
Voilà la question qu’il pose dans ces pages du MD. Son fantôme c’est-à-dire ce qui reste d’elle à titre d’ectoplasme quand on vante « la poésie » de tel lieu, de tel film ou de tel texte qui pourtant est en prose ? La poésie n’existe plus vraiment parce qu’elle se vend mal. Evidemment, on dit : il existe aujourd’hui d’autres formes de poésie… Le slam par exemple… Roubaud a raison de dire qu’il ne faudrait pas prendre des vers de mirliton, des rimes scolaires pour « de la poésie ». La poésie, la vraie, est savante et difficile. Elle l’a toujours été, même au temps des troubadours, n’en déplaise à ceux qui nous parlent de quelques chansonniers comme des troubadours des temps modernes. C’est dur de faire tenir ensemble les mots d’un poème, en risquant quelque audace et en ne se contentant pas de reproduire à l’infini ce qu’ont fait les grands anciens. Où trouve-t-elle encore refuge ? je ne vois guère que quelques blogs… dont celui de Leila Zhour qu’il faut donc remercier pour son obstination.
Mais qu’est-ce que la poésie ? Une forme d’écriture, à n’en pas douter, mais encore ? Une écriture qui cherche (et ne trouve pas forcément) et pour cela invente des écarts par rapport à la norme tout en respectant des règles, mais des règles peut-être dont elle peut jouer, autrement dit les faire varier à l’infini. Rien n’est plus productif qu’une règle quand on se l’est choisie librement. Y a-t-il des règles absolues ? Non, que pourraient-elles bien être ? Mais il y a les règles qu’on se donne pour jouer librement. Ce qu’on recueillera ensuite peut-être tombera dans l’oubli ou bien sera glorifié, peut-être répété, peut-être trop souvent répété, jusqu’à l’ennui, jusqu’à nausée, jusqu’à la nuit. Qui n’a entendu mille fois le vers d’Eluard « La terre est bleue comme une orange » ? La poésie réussie se niche dans cet entre-deux, ni oubliable, ni répétable indéfiniment, juste ce qu’il faut pour qu’on apprivoise un autre langage… Un écart minime peut faire l’affaire, ainsi de ce titre de Jacques Roubaud ; « quelque chose noir », et pas, non, pas « quelque chose DE noir » comme le commanderait notre syntaxe, non, juste « quelque chose noir » et tout à coup on sent mieux que dans tout long discours le désespoir qui s’empare d’un monde.