Qu’on soit sportif ou pas, que le rugby nous passionne ou non il y a forcément des images qui s’enracinent profondément dans notre imaginaire collectif.
En ce 24 juin 1995 à Ellis Park de Johannesburg, l’Afrique du Sud remporte par 15 à 12 sa Coupe du Monde de Rugby. Le pays signe ainsi un retour fracassant sur la scène internationale du sport après des décennies de bannissement dues à l’Apartheid. Le pays redevenant par la même occasion, et les années suivantes confirmeront la tendance, l’une des nations phares du rugby mondial.
Et le milliard et quelque de téléspectateurs n’oublieront jamais la silhouette de Nelson Mandela déambulant sur la pelouse du stade revêtu de la casquette et de la tunique des Springboks. Le symbole était on ne peut plus fort. L’équipe sud-africaine était considérée de tout temps comme l’un des bastions de la nation blanche.
La victoire de l’Afrique du Sud à domicile intervenait un moins d’un an après les premières élections non raciales qui avaient porté Nelson Mandela au pouvoir.
"Invictus" (du nom d’un court poème de l’écrivain William Ernest Henley, l’un des préférés de Nelson Mandela) de Clint Eastwood s’inscrit dans ce contexte historique des années de réconciliation nationale et de transition politique.
Nous sommes dans la période de 1994-1995 (après une courte évocation de la sortie de prison de Nelson Mandela le 11 février 1990), Nelson Mandela (Morgan Freeman) sait pertinemment que l’Afrique du Sud est encore profondément divisé sur le plan racial et économique. Le Président sud-africain voit dans l’organisation de la 3ème Coupe du Monde de rugby une formidable opportunité pour unir des communautés qui se sont détestées depuis des lustres.
Mais un problème majeur demeure : l’équipe d’Afrique du Sud est au fond du trou après deux décennies de quasi isolement. Les Springboks ont un an pour retrouver l’excellence qui fut la leur. Nelson Mandela rencontre le capitaine de Boks, François Pienaar (Matt Damon).
"Invictus" est tiré du livre "Playing the Enemy: Nelson Mandela and the Game that Made a Nation" de l’écrivain John Carlin.
Il est clair que le long métrage de Clint Eastwood est une réussite même si l’un des aspects est loin de me satisfaire mais j’y reviendrai.
Clint Eastwood a l’art de mêler les destinées individuelles à la grande Histoire. Nous connaissons la figure de proue, l’emblème qu’est Nelson Mandela pour un peuple, une nation ou la communauté internationale. Avec "Invictus" nous découvrons un Mandela intime, bienveillant avec ses proches, attentif à son entourage et fin calculateur politique (le rugby érigé en vecteur de réconciliation nationale dans un pays où la minorité blanche entretient un lien très fort avec le sport).
Le spectateur est pris par cette plongée dans la coulisse. Nous sommes au cœur d’un pouvoir politique qui a comme mission de mettre fin à l’inégalité raciale, au chômage qui augmente de manière exponentielle et à une criminalité qui pourrait plonger le pays à nouveau dans une guerre civile terrible.
Le réalisateur américain réussit le tour de force de combler le fossé entre les quidams anonymes que nous sommes et l’imposante stature d’une figure de l’Histoire. En quelques minutes, Nelson Mandela devient un être familier animé de compassion et de chaleur humaine.
L’histoire passionne car Clint Eastwood a l’art et la manière de nous narrer les faits avec une évidence désarmante. Les situations s’enchaînent selon une mécanique bien huilée. Nous suivons en fait plusieurs récits qui s’entremêlent naturellement. Nelson Mandela est bien sûr la pierre angulaire de ce film mais les développements secondaires prennent une place prépondérante. Les rapports entre le Président d’une nation de 44 millions d’habitants et le Capitaine d’une sélection nationale de rugby brillent par leur originalité, leur traitement.
Clint Eastwood bâtît son film sur les liens qu’entretiennent ces deux hommes pleins d’estime mutuelle. On oscille entre admiration, respect, confiance voire euphorie dans le dernier quart d’heure.
Le spectateur prend aussi du plaisir à suivre les rapports de prime abord conflictuels entre les blancs et les noirs au sein des services de sécurité du Président nouvellement élu. Ces hommes ne parlent pas la même langue, ont des valeurs différentes et une approche de leur profession radicalement dissemblable mais pourtant ils apprennent à cohabiter, à vivre et à travailler ensemble. De la proximité quotidienne naît le respect.
"Invictus" est un long métrage profondément humaniste. Le film nous réserve de vrais moments d’émotion. Clint Eastwood ne verse pas dans le larmoyant mais sait mettre en valeur certaines séquences plus que d’autres.
Le passage où les Springboks donnent une leçon de rugby aux gamins des Townships est l’une des scènes les plus réussies du film. Clint Eastwood touche son public droit au cœur. Le rugby, sport élitiste en Afrique du Sud car réservé aux blancs alors que les gamins des bidonvilles lui préfèrent le football, devient bien plus qu’un sport. L’œuvre bascule à ce moment là. Les rugbymen de l’équipe d’Afrique du Sud n’appartiennent plus seulement aux afrikaners mais à la nation toute entière.
Et le rugby dans tout cela. Malgré quelques manquements à certaines règles basiques du rugby, Clint Eastwood s’en tire plutôt avec les honneurs. Les matches sont bien filmés mais la seule chose qu’on peut reprocher aux rencontres est le manque de dramatisation et de tension. On ne retrouve pas l’intensité qui caractérise le rugby, sport de contacts et de défi physique permanant par excellence.
Mais "Invictus" ne fera pas partie de mon panthéon cinématographique personnel. Malgré d’indéniables et de très nombreuses qualités, le film souffre d'une vision une peu trop hollywoodienne.
Clint Eastwood qui nous habitué par le passé à nous présenter des personnages torturés, des hommes et des femmes présentant des aspérités et des zones d’ombres, met en images un Mandela un peu trop lisse. La vision du personnage est à mon sens trop politiquement correct.
J’ai trouvé qu’il forçait la note dans son approche du personnage. Mandela incarne un peu trop la voix du peuple, le sauveur et le réconciliateur des communautés. Quid des oppositions qui devaient certainement régner au sein de son propre parti (l’ANC). La figure quasi Christique du grand homme illumine la pellicule mais ce n’est pas assez à mon goût. Clint Eastwood n’aurait-il pas pu introduire plus de nuances, de mises en perspective ?
Mais le vrai problème est ailleurs. "Invictus" dans une espèce de happy end merveilleuse nous laisse à penser que la victoire de l’équipe des Springboks en Coupe du Monde de Rugby a mis fin à la pauvreté, au racisme, aux inégalités sociales et culturelles entre blancs, noirs et autres communautés, à la délinquance d’une extrême violence.
La Coupe du Monde de rugby de 1995 a permis de pérenniser la "Rainbow Nation" ("La Nation arc en ciel") vendue par les médias comme une solution clé en mains aux multiples problèmes sud-africains. Sur ce plan là, la France "Black, blanc, beur" de juillet 1998 s’inscrit dans la continuité : c’est l’une des plus grosses arnaques du 20ème siècle.
Vous allez peut être dire que j’exagère mais je n’ai pas aimé du tout cet optimisme de rigueur. Certes l’Afrique du Sud de 1995 a évolué de manière radicale mais dire que trois semaines de compétition ont mis fin à des décennies de mépris, de violence et d’inégalités serait pour le moins hasardeux.
Cependant tout cela ne doit rien enlever à la puissance du récit et aux intrigues mises en place par Clint Eastwood.
En 2007, Dennis Haysbert avait déjà incarné Nelson Mandela dans "Goodbye Bafana". Sa prestation était déjà convaincante mais Morgan Freeman campant un Mandela à l’automne de son existence est tout simplement phénoménal. On dit même que l’ex-Président sud-africain a validé ce choix et je comprends mieux pourquoi après avoir vu "Invictus".
Au bout de trente secondes le spectateur oublie les photos et les images d’archives et mentalement la figure du Mandela "historique" est remplacée par les traits de l’acteur américain. Le timbre de voix est juste, les mimiques, le fin sourire sont autant d’éléments qui participent à cette caractérisation quasi parfaite.
Matt Damon est une fois de plus dans le bon rythme. De son personnage émane une force de conviction qui renverse bien des barrières.
Les comédiens sud africains ou britanniques (anglais, gallois) incarnent une galerie de protagonistes pour le moins intéressante. La palme revient aux quatre acteurs secondaires (deux noirs, deux blancs) qui interprètent la garde rapprochée de Nelson Mandela.
Même si j’ai émis des réserves, je pense que "Invictus" est à voir. Clint Eastwood se fait plaisir et cela se voit à l’écran.
Quand au reste, à vous de juger.