Esther Gorintin est partie

Publié le 13 janvier 2010 par Siheni

Elle avait vu le jour en janvier 1913 dans un shtetel, Sokulka, aux confins de la Pologne et de la Biélorussie. Mais elle vivait depuis longtemps à Paris, rue de Rivoli. Que de chemin parcouru, ma foi, depuis sa traversée de l'Allemagne nazie qu'elle évoquait souvent avec un accent yiddish resté intact malgré les années. Ses parents, ses oncles, ses tantes ? Probablement décimés. Il se trouve que cela arrivait souvent, alors. La quasi-totalité des communautés juives peuplant l'Europe Centrale de ce temps-là a ainsi disparu. On n'y avait pourtant fait de mal à personne, mais c'est comme ça (Nous conseillons au passage de lire ou de relire le chef-d'oeuvre de Sholem Aleikhem, Menahem-Mendl le rêveur, et les nouvelles drolatiques de Cyrille Fleischmann, Les Rendez-vous au métro Saint-Paul, en particulier).
Nous sommes en 1943. Première halte : Bordeaux. Esther y rencontre son futur époux à l'université où, malgré le numerus clausus antisémite, elle étudie la médecine dentaire. Mariée, elle devient Mme Gorinsztej. C'est après la guerre qu'elle deviendra Mme Gorintin. Avant cela, elle doit encore subir l'emprisonnement de son mari et le harcèlement des autorités françaises. A Lyon, elle échappe par deux fois de peu à des rafles de plus en plus fréquentes. Mais il était écrit qu'elle survivrait et son mari aussi. Ils auront un fils, Armand. Il restera unique. Plus tard, ce dernier se fera moniteur d'auto-école libertaire ! Quant à sa mère, entre-temps devenue veuve, il suffira d'une annonce parue dans un journal yiddish pour qu'un destin jusqu'alors peu bienveillant vienne à se dédouaner. On cherche en effet des comédiens amateurs yiddishophones. Elle se présente pour un bout d'essai.
Nous sommes dans les années 90 et elle a 85 ans. Emmanuel Finkiel, qui projette la réalisation d'un film sur la Shoah, choisira finalement Esther parmi des dizaines d'octogénaires et de nonagénaires venus se présenter ce jour-là. C'est ainsi que notre petite bonne femme, que rien ne prédestinait à jouer la comédie, se retrouve à Tel Aviv et apparaît pour la première fois sur les écrans en 1999. Le film s'intitulera Voyages. Elle enchaîne ensuite les tournages : Le Stade de Wimbledon (2001) de M. Amalric, Les Mots bleus d'A. Corneau et Familles à vendre de P. Lounguine (tous deux en 2005).
Suivent d'autres films, et des téléfilms. Jusqu'en 2003. C'est cette année-là qu'on parlera d'elle. Dans Depuis qu'Otar est parti, premier long métrage de Julie Bertucelli, elle incarne Eka, une Géorgienne âgée de Tbilissi nostalgique de l'époque de Staline et passant son temps à attendre des nouvelles de son fils, Otar, parti chercher fortune à Paris. Si le film ne fait pas beaucoup de bruit à sa sortie, il suffit à imposer la présence inoubliable d'Esther Gorintin à laquelle il doit beaucoup. Celle d'une dame silencieuse qui marche à pas menus entre sa fille et sa petite-fille, marquée par la voussure de l'âge et de la mémoire, souriant à ses pensées. Quand elle ne sourit pas, on dirait qu'elle dort, mais elle le fait à la façon des chats. Une feinte. A cet âge-là, 90 ans, nul ne s'endort jamais vraiment, sauf pour toujours comme lundi dernier Esther après un coma de dix jours à Cochin : elle avait 97 ans. Depuis Otar, elle avait encore tourné pour le cinéma dans L'homme qui rêvait d'un enfant sous la direction de Denise Gleize (2005), et pour la télévision dans Drôle de Noël, de Flora Pasquier (2007). Elle ne tournera plus, mais nous ne l'oublierons pas.