Une héroïne

Par Choupanenette

Françoise Ghesquières, brave et belle fille du village de Deulémont, près de Lille, lisait, un matin du mois de mai 1806, assise au seuil de sa maisonnette, un papier couvert de timbres administratifs qui tremblait dans ses mains ; devant elle, son frère Sylvère, un garçon de dix-huit ans, délicat, à l'air souffreteux, la regardait anxieux.
"C'est fini, mon pauvre Sylvère, on refuse d'assimiler aux veuves notre mère abandonnée ; il faut don que l'un de nous deux soit soldat, remplisse son devoir de Français.
- Comment, l'un de nous ? s'écria le jeune homme étonné ; Françoise, le chagrin te trouble l'esprit.
- Ecoute, mon frère, tu sais si je t'aime, si je voudrais te conseiller quoi que ce soit contraire à l'honneur ; mais, je l'affirme, tu ne peux pas partir : notre malheureuse mère infirme, habituée à tes soins, en mourrait de douleur, et ce serait aussi ta vie inutilement sacrifiée ; tu n'as pas, pauvre enfant, la force nécessaier au rude métier des armes ; tu  te traînerais d'infirmerie en infirmerie sans nul profit pour la patrie... Ici, avec ton tranquille métier de sabotier, tu nourris notre mère, tu subviens aux nécessité de sa maladie ; tu le vois, ton devoir est tout tracé.
"En somme, la nature s'est trompée ; de nous deux, c'est moi qui suis l'homme ; je suis forte, et ma force est renommée dans le pays, j'ai l'amour du péril, des aventures, rien ne me fatigue, tandis que toi, pauvre cher petit, tu ne supporterais même pas la première marche forcée, nous vivons dans un temps où l'on ne s'inquiète guère de ces choses, tu ne serais pas réformé... Des hommes, des hommes lancés à l'ennemi, voilà ce que l'on veut ; donc je partirai, et, je te le jure, la France n'y perdra rien ; je ferai un bon soldat.
- Françoise, Françoise, y songes-tu ? L'on me traiterait de lâche !
- Non, tous ici croiront que nous avons réussi dans notre supplique et que je suis allée à Paris pour me mettre en condition."
Sylvère secouait la tête.
"Assez ! fit-elle ; notre malade s'inquièterait d'une plus longue absence, rentrons !"
Ce que Françoise n'avait pas voulu dire, par délicatesse, à ce triste enfant débile, c'est qu'en dehors de toutes les excellentes raisons que venait de dicter sa profonde tendresse, s'ajoutait son héroïque désir de faire oeuvre d'homme, de servir la patrie longtemps, utilement, bravement ; elle avait une véritable vocation militaire.
A la suite de sa conversation avec son frère, connaissant sa fermeté douce, sachant qu'il était de ceux qui ne marchandent  pas avec le devoir, elle comprit qu'il ne céderait pas ; alors son parti fut vite pris.
Au milieu de la nuit, se levant sans bruit, elle écrivit ces quelques mots à son frère :
"Je pars pour Lille, emportant tes papiers ; ne me suis pas, car, je t'en donne ici ma parole, et tu me connais assez pour savoir que je la tiendrai, si tu le fais, je disparais et m'engage dans quelque coin éloigné de la France sous un nom supposé ; tu sais qu'à la façon dont l'enrôlement s'opère, rien ne me sera plus facile.
"Soumets-toi donc, mon ami, et continue jusqu'à mon retour à donner tes soins si tendres à notre bien-aimée malade ; dis-lui que je suis partie pour améliorer notre situation, et que j'ai voulu lui épargner le déchirement des adieux.
"Au revoir, mon cher Sylvère, j'ai bon courage, parce que je me donne à la France, à notre mère, à toi."
    "Ta Françoise."
Une heure après, la courageuse fille quittait son village, arrivait de bon matin à Lille et se présentait au bureau de recrutement.
Avec sa haute taille, sa carrure magnifique, ses épaules puissantes, l'allure décidée avec laquelle elle portait ses vêtements d'homme, nul ne soupçonna l'héroïque fraude ; aussi fut-elle incorporée sans difficulté au 27° de ligne sous le nom de Sylvère Ghesquières.
En touvant au matin la lettre de sa soeur, le jeune homme demeura pétrifié. Peu à peu une terrible révolte s'éleva dans son coeur, il voulu courir, aller lui crier :
"Rends-moi ma part de péril, ma part de gloire ; laisse-moi me montrer un homme, enfin !"
Mais ses bras qui se tendaient désespérément dans le vide retombèrent :
"Oh ! murmura-t-il, je la connais, elle le ferait comme elle le dit, et alors... alors notre malheureuse mère..."
Deux larmes vinrent lui brûler les yeux, pendant que dans la chambre voisine, une faible voix appelait :
"Sylvère, Sylvère !"

On était en 1808 ; Françoise, que ses camarades surnommaient Joli Sergent à cause du grade qu'elle avait conquis et de son air avenant, se trouvait en Portugal ; son régiment, sous les ordres de Junot, y faisait campagne.
Dans la journée, notre héroïne avait assisté avec sa crânerie et sa bravoure habituelles à deux engagements meurtriers. La victoire demeura aux Français, ainsi que c'était la coutume en ces temps glorieux ; mais comme les régiments se ralliaient, on constata au 27e la disparition du colonel.
La nuit allait venir pleine d'embûches.
"Ah ! s'écria Françoise toute frémissante à la pensée qu'on pourrait laisser son chef sans secours, c'est impossible, cela ; j'irai le chercher. Mon capitaine, donnez-moi la permission de retourner sur le champ de bataille.
- Réfléchissez, sergent ; l'entreprise est hasardeuse, et si je consens à vous laisser partir, c'est seul, pour votre sauvegarde même, afin que vous attiriez moins l'attention.
- C'est tout réfléchi, mon capitaine, et c'est bien ainsi que je l'entends ; j'espère suffire à la peine."
Françoise partit ; elle avançait, enjambant les morts, se hissant par-dessus les chevaux éventrés, les pieds dans le sang, haletante, en sueur, sondant d'un regard anxieux les cadavres couchés sur les sillons la face vers le ciel.
Enfin elle poussa un cri de triomphe ; elle avait reconnu le colonel, grièvement blessé ; le corps engagé sous sa jument morte, il vivait encore.
Pour le déliver, Françoise, avec respect mais dans une hâte fiévreuse, éloignait péniblement les dépouilles livides et déjà raidies de ses camarades lorsque tout à coup le bruit d'un galop rapproché la fit tressaillir.
D'un bond elle fut en défense ; deux officiers anglais accouraient vers elle, bride abattue.
Elle s'arc-bouta solidement, prête à toutes les luttes, décidée à vendre chèrement sa vie et celle de son chef ; visant avec un calme inouï, elle tira deux coups de feu ; l'un de ses adversaires tomba mort ; l'autre, blessé seulement, riposta, l'atteignit à la poitrine et tomba de son cheval sur le sol.
Françoise souffrait beaucoup ; son sang coulait ; cependant, dans un effort suprême, elle essaya de placer son colonel sur l'un des chevaux des Anglais ; elle n'y put parvenir.
Ses forces diminuaient ; elle essaya de traîner le blessé ;... se sentant défaillir, la brave fille jeta autour d'elle un regard éperdu... A quelques mètres elle aperçut trois de ses camarades du 27e ; le capitaine s'était ravisé, il envoyait du secours.
"Ah ! s'écria-t-elle, mon colonel est sauvé, maintenant !"
Peu après, elle entrait avec lui à l'ambulance et tombait évanouie.
Revenue à elle, Françoise repoussait avec énergie les infirmiers, se refusant à tout pansement.
"Ah ça ! Joli Sergent, s'écria le médecin-major impatienté, vas-ru me faire poser longtemps de la sorte ? Il faut que je recouse ta peau, et tout de suite encore, car ton sang coule !"
L'on reconnut alors que le jeune sergent était une belle et vaillante femme, dont le nom fut porté à l'ordre du jour de l'armée.
Quelques jours plus tard, comme Junot visitant l'ambulance arrivait près du lit de la blessée, il lui présenta un écrin en maroquin.
"Joli sergent, dit-il, ou jolie Française, comme tu voudras, voici un bijou qui sied aussi bien à une femme qu'à un homme."
Et Junot attacha lui-même la croix de la Légion d'honneur sur la poitrine de la courageuse jeune fille.

A. DE GERIOLLES