Revue Autre Sud, n° Claude Vigée (lecture d'Alain Paire)

Par Florence Trocmé

Claude Vigée, avant-dernier cahier d' "Autre Sud" ?

 "Je ne suis né que pour l'immense ouvrage de la joie", ce vers magnifiquement audacieux qu'André Ughetto cite dans les premières lignes de sa préface pour un fronton d'Autre Sud est vraisemblablement l'un de ceux qui reviendront immédiatement en mémoire chaque fois que l'on songera à Claude Vigée. Les cinquante-deux pages qui lui sont consacrées comportent des textes inédits, deux entretiens menés en compagnie d'Anne Mounic ainsi que des hommages d'Yvon Le Men, Jacques Lovichi et Jacques Darras qui évoque "l'incompressible parole de liberté", "l'exigence de vérité" et "l'indéfectible esprit d'allégresse" de Vigée. Dans son liminaire, André Ughetto renvoie à deux ouvrages récemment parus : Mon heure sur la terre, les Poésies complètes 1936-2008 de Claude Vigée, publiées par les éditions Galaade avec une préface de Michèle Finck ainsi que ses entretiens avec Anne Mounic qui sont titrés Mélancolie solaire (éditions Orizons, 2009).
  
Du côté des textes inédits de Vigée publiés par Autre Sud, on retiendra des poèmes et quelques pages de journal. On sait que Claude Vigée avait 18 ans en 1938 et que quarante-trois membres de sa famille alsacienne furent victimes de la Shoah. Dans les pages de son journal, Claude Vigée redit sa douleur en face du décès survenu le 17 janvier 2007 d'Evy, la jeune femme qu'il avait épousée en 1948 à New-York. "Seul son silence m'est resté en propre : c'est là l'ultime présent de l'absence... Le plus beau de tes chants, celui dont je me souviens dans le noir, c'est le chant indompté, sans limites, de l'être éclos à l'être dans nos corps enlacés, à la fois réunis et distincts dans l'étreinte. Pour le triple chant de l'existence de celle que j'appelais Evy - parturition, orgasme, agonie - , pour sa mélodie unique, recueillie dans mes entrailles, absorbée par mon tréfonds, pour tout son être enfui si loin d'ici, je lui dis merci, merci, merci !"
  
Ce n° 46 d'Autre Sud comporte plusieurs brassées de poèmes (des pages de Jean-Claude Villain et d'André Ughetto) ainsi que des textes d'Antonella Anedda traduits de l'italien par Alain Bourdy. Dans les notes de lecture et chroniques qui complètent le sommaire de la revue, Michel Dugué évoque la figure de Jean-Paul Hameury, décédé le 12 février 2009 : Jean-Paul Hameury avait autrefois publié des poèmes dans la revue Port des Singes de Pierre-Albert Jourdan, ses livres majeurs ont été publiés par La Dogana, Folle Avoine, Wigman et Thierry Bouchard.
  
 L'évocation de Claude Vigée survient alors qu'il faut annoncer la disparition imminente d'Autre Sud dont le dernier numéro sera dédié à la mémoire de Jean-Max Tixier (1935-2009) qui fut lui aussi homme de revue puisqu'il avait fait ses premières armes dans Encres vives, en compagnie de son ami Jacques Lovichi. Autre Sud avait l'habitude de consacrer les deux tiers de chacune de ses livraisons à un poète ou bien à un écrivain. Parmi les auteurs ciblés par ce trimestriel, on se souvient de parutions qui évoquent André Suarès, Claude Ollier et Paul Nizon. Du côté des poètes, on mentionne volontiers des cahiers qui resituent Charles Juliet, Pierre Dhainaut, Frédéric-Jacques Temple, Pierre-Alain Tâche, Henri Meschonnic, Gil Jouanard, Dominique Grandmont, James Sacré et Aimé Césaire.
  
Dirigées par Gérard Blua, les éditions Autres Temps qui s'occupaient de l'intendance et de la diffusion et qui faisaient imprimer la revue au pied de la Sainte Baume, à Gemenos, ont fait savoir qu'à partir du numéro 47, elles ne prendront plus en charge Autre Sud. Motif invoqué : la revue ne fait pas perdre d'argent à son éditeur (elle reçoit des subventions du CNLet de la Région Provence Côte d'Azur) mais elle n'en gagne pas... 
  
La décision de Gémenos serait d'assez funeste conséquence : elle met en risque d'achèvement plusieurs décennies d'habitudes de travail, un creuset de belle endurance, des compétences singulières, des espaces de rencontres, de mémoire et d'amitié dont une bien plus importante revue, les Cahiers du Sud (1914-1966), constitue à Marseille l'exemple inégalable. L'une des plus belles et des plus simples définitions d'une revue de poésie, c'est en effet à mes yeux celle qu'en donnait Léon-Gabriel Gros (1905-1985) qui fut l'un des plus fidèles amis de Jean Ballard (1893-1973). Léon-Gabriel qui fut le traducteur du Flambeau de la vision d'A.E Georges William Russel, prétendait qu'une revue ne sert pas à grand chose : il ajoutait immédiatement qu'"une revue de poésie entretient l'espérance"
  
En juin 2008, Autre Sud avait fêté son dixième anniversaire. La revue de Jacques Lovichi avait construit son lieu, sa formule et son comité de rédaction à partir de la revue Sud qui fut contrainte au dépôt de bilan en décembre 1996, au moment de la parution de son n° 116. Sud avait été fondé en 1970 par Jean Malrieu qui avait lui-même participé aux Cahiers du Sud pendant une vingtaine d'années et qui mourut le 24 avril 1976, alors que sa revue comptait 18 numéros. 
  
Quelques mois avant de quitter Marseille, Malrieu avait confié la revue à Yves Broussard qui fut continûment et sur tous les plans "l'homme à tout faire" de Sud. Mutatis mutandis, les prises de relais s'étaient impeccablement effectuées, la continuité était remarquablement assurée : pendant la fin du siècle dernier, Yves Broussard conservait dans Autre Sud le titre de directeur littéraire, tandis qu'à l'intérieur d'une nouvelle configuration assumée par Autres temps, Jacques Lovichi jouait avec rigueur et bienveillance le rôle du rédacteur en chef. 
  
Pour mémoire, on rappellera qu'à côté de ses numéros spéciaux élaborés à propos de tel ou tel auteur - entre autres, Tortel, Brauquier, Caillois, Frénaud, Jaccottet, Follain, Audiberti, Cendrars, Lorand Gaspar, Germain Nouveau, Jean Reverzy, Paul Gadenne, Gaston Puel, Henri Thomas, Simone Weil ou Robert Walser - la revue Sud avait pendant dix ans, à compter de 1983, avec le concours de personnalités extérieures à la revue comme Pierre Torreilles et Salah Stétié, décerné un prix Jean Malrieu pour la France et l'étranger : les lauréats du Prix Jean Malrieu furent notamment Adonis, Giorgio Caproni, Antonio Ramos Rosa, Robert Juarroz, Luis Mizon et Maryvonne Desbiolles. 
  
Contribution d'Alain Paire
Cf. « La revue Sud (1970-1996) et la création poétique contemporaine », actes du colloque des 15-16 mars 2002 à l’université de Toulon et du Var, édités par Michèle Monte, Edisud, collection « Var et Poésie », n°4, 2003.

  
Dans le prolongement des « Chroniques des Cahiers du Sud 1914-1966 » (éd de l’Imec, 1993) j’ai publié dans « Les revues littéraires au XX° siècle », textes rassemblés par Bruno Curatolo et Jacques Poirier, éditions universitaires de Dijon, 2002 « A Marseille, depuis la Libération jusqu’à aujourd’hui, la postérité des Cahiers du Sud ».   
Autre Sud
Cahiers trimestriels
Septembre 2009 – n° 46 – Claude Vigée
16 €
Photo Claude Vigée et André Ughetto