III. LE VIN VENANT A MANQUER, LA MERE DE JESUS LUI DIT: "ILS N’ONT PLUS DE VIN.
" JESUS LUI REPONDIT: "FEMME, QU’Y A-T-IL ENTRE TOI ET MOI? MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE. " SA MERE DIT AUX SERVITEURS: "FAITES TOUT CE QU’IL VOUS DIRA. " OR IL Y AVAIT LA SIX URNES DE PIERRE DES TINEES AUX PURIFICATIONS DES JUIFS, ET CONTE NANT CHACUNE DEUX OU TROIS MESURES. JESUS DIT AUX SERVITEURS: "REMPLISSEZ D’EAU CES URNES. " ILS LES REMPLIRENT JUSQU’AU BORD. " PUISEZ MAINTENANT, LEUR DIT-IL, ET PORTEZ-EN A L’INTENDANT DU FESTIN. " ILS EN PORTERENT. QUAND L’INTENDANT EUT GOUTE L’EAU CHANGEE EN VIN (IL NE SAVAIT PAS D’OU CELA VENAIT, MAIS LES SERVITEURS LE SAVAIENT BIEN, EUX QUI AVAIENT PUISE L’EAU), IL APPELLE L’EPOUX ET LUI DIT: "TOUT LE MONDE SERT D’ABORD LE BON VIN, ET QUAND LES GENS SONT ENIVRES, LE MOINS BON. TOI, TU AS GARDE LE BON VIN JUS QU’A PRESENT. " TEL FUT LE PREMIER DES SIGNES DE JESUS; IL LE FIT A CANA DE GALILEE. AINSI IL MANI FESTA SA GLOIRE, ET SES DISCIPLES CRURENT EN LUI.
Et parce que dans ces noces considérées dans leur fait historique, une part du miracle revient à la Mère du Christ, une autre part au Christ et une autre part encore aux disciples, l'Evangéliste montre ici ce qui revient à la Mère du Christ, au Christ et aux disciples. A la Mère revient le soin de solliciter le miracle, au Christ de l’accomplir aux disciples de l’attester.
LE VIN VENANT A MANQUER, LA MERE DE JESUS LUI DIT: "ILS N’ONT PLUS DE VIN".
La Mère du Christ a, dans le miracle, le rôle de médiatrice; c’est pourquoi elle accomplit deux choses: elle adresse en premier lieu une demande pressante à son Fils, puis elle donne des instructions aux serviteurs.
L’Evangéliste rapporte la demande de la mère, puis la réponse du Fils.
Dans la demande pressante de la Mère, remarquons d’abord sa bonté et sa miséricorde. Il appartient en effet à la miséricorde de regarder comme sienne l’indigence d’autrui: on appelle miséricordieux celui dont le coeur s’afflige du malheur d’autrui — Qui est faible, que je ne sois faible? Qui vient à tomber, qu’un feu ne me brûle? [Paul]. Aussi, parce qu’elle était remplie de miséricorde, la bienheureuse Vierge voulut-elle subvenir à l’indigence des autres, ce que l’Evangéliste exprime ainsi: LE VIN VENANT A MANQUER, LA MERE DE JESUS LUI DIT: "ILS N’ONT PLUS DE VIN."
Considérons ensuite son amour respectueux à l’égard du Christ. Dans l’amour respectueux que nous avons envers Dieu, il nous faut simplement Lui présenter notre indigence, suivant ce verset: Seigneur, tout mon désir est devant toi 24. De quelle manière Dieu nous viendra en aide, il ne nous appartient pas de chercher à le savoir, car, comme le dit l’Apôtre, nous ne savons pas ce qu’il convient de demander dans nos prières 25. C’est pourquoi la Mère de Jésus présenta uniquement au Christ l’indigence des autres en disant: ILS N’ONT PLUS DE VIN.
Notons enfin la sollicitude et le zèle aimant de la Vierge: car elle n’attendit pas pour intervenir que la nécessité fût extrême, mais elle le fit LE VIN VENANT A MANQUER, c’est-à-dire comme il commençait à manquer [imitant Dieu dont il est dit:] Le Seigneur vient au secours du pauvre dans ses nécessités et au temps de l’affliction 26.
346. Chrysostome 27 se pose cette question: pour quoi la Vierge n’a-t-elle pas incité le Christ à accomplir des miracles avant [ce moment]? En effet elle avait été instruite par l’Ange de sa puissance, et les nombreuses choses qu’elle avait vu s’accomplir à son sujet lui en donnèrent la confirmation, car elle gardait toutes ces choses et les méditait dans son coeur 28. La raison en est que Jésus s’était comporté jusque-là comme un homme au milieu des autres: aussi, parce qu’elle n’avait pas jugé le moment opportun, la Vierge avait-elle différé. Mais à présent, après le témoignage de Jean, après la conversion des disciples, elle invite avec confiance le Christ à opérer des miracles, représentant en cela la synagogue, qui est la mère du Christ 29: les Juifs ont l’habitude, en effet, de demander des miracles, comme le dit Paul: Les Juifs demandent des signes 30.
23. 2 Co 11, 29.
24. Ps 37, 10.
25. Ro 8, 26.
26. Ps 9, 10.
27. In Ioannem hom., 21, ch. 2, PG 59, col. 130.
347. La Mère de Jésus Lui dit donc: ILS N’ONT PLUS DE VIN. Ici, nous devons savoir qu’avant l’Incarnation du Christ, trois sortes de vin manquaient: le vin de la justice, celui de la sagesse et celui de la charité ou de la grâce. Le vin en effet est âpre, et c’est à ce titre que la justice est appelée vin. Le bon Samaritain versa du vin et de l’huile sur les plaies du blessé 31 c’est-à-dire la sévérité de la justice mêlée à la douceur de la miséricorde — Seigneur, tu nous as fait boire un vin de larmes 32. Le vin, d’autre part, réjouit le coeur de l’homme 33. C’est en cela que la sagesse est vin, car sa méditation apporte la joie la plus vive — Sa société ne cause aucune amertume, ni son commerce aucun ennui, mais le contentement et la joie 34. De même le vin enivre — Amis, buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés; pour cette raison, on dit de la charité qu’elle est un vin — J’ai bu mon vin avec mon lait 35. Et la charité est encore dite "Vin" en raison de l'ardeur de la ferveur que celui-ci apporte – Le vin ait s'épanouir les vierges 36.
Certes le vin de la justice manquait dans l’Ancienne Loi, sous laquelle la justice était imparfaite: mais le Christ l’a rendue parfaite, Lui qui a dit: Si votre justice ne surpasse pas celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux 37. Le vin de la sagesse manquait aussi car elle était cachée et figurative: puisque, comme le dit l’Apôtre [au sujet des Juifs]: Tout leur arrivait en figure 38. Mais le Christ l’a rendue manifeste, car Il les enseignait en homme qui a autorité 39. Enfin le vin de la charité faisait aussi défaut, car [les Juifs] avaient reçu un esprit de servitude qui les laissait dans la crainte; mais le Christ changea l’eau de la crainte en vin de la charité, puisqu’Il nous donna un esprit d’adoption filiale qui nous fait crier: Abba, Père 40 et que la charité de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné 41.
28. Luc 2, 19.
29. Voir Préface, note 106.
30. 1 Corinthiens 1, 22.
31. Luc 10, 34.
32. Ps 59, 5.
33. Ps 103, 15.
34. Sg 8,16.
35. Cant 5, 1.
FEMME, QU’Y A-T-IL ENTRE TOI ET MOI? MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE.
L’Evangéliste rapporte ici la réponse du Christ à Marie. On a pris occasion de cette réponse pour tomber dans trois hérésies.
Les Manichéens 42 disent que le Christ n’a pas eu un corps véritable mais imaginaire. Valentin 43, lui, affirme que le Christ avait assumé un corps céleste, en prétendant que, corporellement, Il ne devait rien à la Vierge. Il tire argument, pour son erreur, de la réponse de Jésus à Marie: FEMME, QU’Y A-T-IL ENTRE TOI ET MOI? comme si le Christ disait: Je n’ai rien reçu de toi.
Mais les Manichéens et Valentin ont contre eux l’autorité de l’Ecriture sainte. L’Apôtre dit en effet: Dieu envoya son Fils, né d’une femme 44; or il ne pouvait dire né d’une femme que si le Christ avait reçu d’elle quelque chose.
Augustin 45, de son côté, réfute leurs arguments en disant: Comment savez-vous que le Seigneur a dit: FEMME, QU’Y A-T-IL ENTRE TOI ET MOI? Vous répondez que c’est l’Evangéliste qui nous le rapporte. Or ce même Evangéliste dit aussi de la Vierge qu’elle était la MERE DE JESUS. Si donc vous vous fiez à Jean lorsqu’il rapporte que Jésus a dit à sa Mère: FEMME, QU’Y A-T-IL ENTRE TOI ET MOI? , croyez-le encore lorsqu’il vous dit: ET LA MERE DE JESUS Y ETAIT.
36. Zach 9, 17.
37. Mt 5, 20.
38. 1 Corinthiens 10, 11.
39. Mt 7, 29.
40. Ro 8, 15.
41. Ro 5, 5.
42. Voir ci-dessus n° 81, note 22.
43. Voir ci-dessus n° 80, note 20.
350. Ebion 46, lui, prétend que le Christ a été conçu d’une semence virile; quant à Elvidius, il affirme que la Vierge ne demeura pas vierge après l’enfantement; tous deux fondent leur erreur sur le mot "femme" employé par Jésus, qui leur paraît impliquer la corruption.
Or cela est inexact, puisque le mot" femme" est parfois employé dans la Sainte Ecriture pour désigner uniquement le sexe féminin [par exemple dans ce texte] Lorsque vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme 47. On le voit encore manifestement d’après ces paroles adressées à Dieu par Adam au sujet d’Eve: La femme que tu m’as donnée pour compagne m’a donné du fruit de l’arbre et j’en ai mangé 48: car il est évident que, se trouvant encore au paradis, où Adam ne l’avait pas connue, Eve était restée vierge jus qu’alors. C’est pourquoi ici l’appellation de "femme" n’implique pas la corruption, mais désigne le sexe féminin.
44. Ga 4, 4.
45. Tract. in Jo., 8, 7, BA 71, p. 487.
46. Voir ci-dessus n° 10, note 29.
47. Ga 4, 4.
Les Priscillianistes 49 eux aussi ont pris occasion de ces paroles du Christ: MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE, pour tomber dans l’erreur. Ils affirment que tout arrive selon le destin: les actions des hommes, même celles du Christ, sont soumises à des heures déterminées; c’est pour cette raison que Jésus aurait dit: MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE. Mais cela n’est vrai pour personne; en effet, puisque l’homme est capable d’un choix libre et que ce choix libre dépend de sa raison et de sa volonté, facultés immatérielles, il est évident que l’homme, dans son choix, n’est soumis à aucun élément corporel, mais qu’il en est plutôt le maître; car les réalités immatérielles sont plus nobles que les matérielles; et voilà pourquoi Ptolémée déclare que le sage est maître des astres.
De plus, cette fausse théorie convient d’autant moins au Christ qu’Il est le Créateur des astres; aussi, lors qu’Il dit MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE, ces paroles doivent-elles s’entendre de l’heure de sa passion, heure déterminée non par la nécessité du destin, mais par la divine Providence.
A ces hérétiques, on peut encore opposer ces paroles de l’Ecclésiastique: Pourquoi un jour l’emporte-t-il sur un autre? C’est [répond-il] la science du Seigneur qui a établi entre eux des distinctions 50; autrement dit: n’est pas le hasard qui les distingue l’un de l’autre, mais la divine Providence.
Ces opinions étant donc réfutées, cherchons la raison de cette réponse du Seigneur: FEMME, QU’Y A-T-IL ENTRE TOI ET MOI?
Il y a en Jésus deux natures, dit Augustin 51, la divine et l’humaine, et bien que le même Christ soit dans les deux natures, pourtant ce qui Lui convient selon la nature humaine est distinct de ce qui Lui convient selon la nature divine. Ainsi, faire des miracles Lui appartient selon la nature divine qu’Il a reçue du Père; mais souffrir Lui revient selon la nature humaine qu’Il a reçue de sa Mère. C’est pourquoi, à sa Mère qui Lui réclame un miracle, Il répond: FEMME, QU’Y A-T-IL ENTRE TOI ET MOI?, comme s’il disait: ce qui en moi fait des miracles, je ne l’ai pas reçu de toi; mais ce que je souffre, c’est-à-dire ce qui me rend capable de souffrir, la nature humaine, je l’ai reçue de toi; c’est pourquoi je te reconnaîtrai lorsque cette faiblesse sera suspendue à la croix. Aussi le Seigneur ajoute-t-Il: MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE, c’est-à-dire: quand arrivera l’heure de ma passion, alors je te reconnaîtrai pour ma Mère. Et c’est pour cela que, suspendu à la croix, Jésus confia sa Mère à son disciple.
Chrysostome 52 explique autrement ce passage: il pense que la bienheureuse Vierge, brûlant de zèle pour l’honneur de son Fils, voulut qu’aussitôt, sans attendre le moment opportun, le Christ fît des miracles; et que le Christ, évidemment plus sage que sa Mère, la reprit. En effet, Il ne voulut pas opérer le miracle avant qu’on ne connût le manque de vin, car ce miracle eût alors été moins éclatant et moins digne de créance. Il dit donc: FEMME, QU’Y A-T-IL ENTRE TOI ET MOI? autrement dit: pourquoi m’importuner? MON HEURE N’EST PAS ENCORE VENUE, c’est-à-dire: je ne suis pas encore connu de ceux qui sont ici et ils ne se sont pas aperçus du manque de vin; laisse-les d’abord s’en rendre compte afin que, ayant connu la nécessité, ils apprécient davantage le bienfait qu’ils recevront: Il y a en effet pour toute chose un temps et un jugement 53.
48. Gn 3, 12.
49. Priscillien, "homme instruit et des plus recommandables par l’austérité de ses moeurs, commença à propager ses idées vers 370-375". Condamné en 380 par un concile réuni à Saragosse (puis par un autre réuni à Bordeaux), il fut condamné à mort et exécuté avec six de ses partisans (en 385 à Trêves), au milieu de nombreuses intrigues. " En 563 on se représentait le priscillianisme comme une forme à peine renouvelée du manichéisme; ce qu’on lui reprochait surtout c’était l’enseignement du dualisme, la condamnation absolue de la matière et du monde matériel, avec les conséquences naturelles de cette condamnation: interdiction du mariage, ascétisme exagéré, etc. " (voir G. BARDY, art. " Prisciflien", Dict. de théol. cath., t. 13, col. 391-399).
50. Sir 33, 7-8.
51. Sermo de Symbolo ad Catechum., 5, eh. 14, PL 40, col. 644.
52 In Ioannem hom 22 eh 1 PG 59 col 134
SA MERE DIT AUX SERVITEURS: "FAITES TOUT CE QU’IL VOUS DIRA".
Mais ainsi rebutée, la Mère de Jésus ne doute pourtant pas de la miséricorde de son Fils; c’est pour quoi elle avertit les serviteurs en disant: FAITES TOUT CE QU’IL VOUS DIRA. Ces paroles, à la vérité, renferment la perfection de toute justice, puisque la justice parfaite, c’est d’obéir en toutes choses au Christ — Moïse vint apporter au peuple toutes les paroles du Seigneur et toutes les lois; et le peuple tout entier d’une seule voix répondit: Toutes les paroles qu’a dites le Seigneur, nous les accomplirons 54. La parole [de Marie]: TOUT CE QU’IL VOUS DIRA, FAITES-LE, ne peut s’adresser qu’à Dieu seul, car l’homme peut par fois se tromper; et c’est pourquoi, dans ce qui s’oppose à Dieu, nous ne sommes pas tenus d’obéir aux hommes — Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes 55. Mais à Dieu qui ne se trompe pas, ni ne peut être trompé, nous devons obéir en tout.
L’Evangéliste rapporte ensuite l’accomplisse ment du miracle par le Christ; il décrit d’abord les vases dans lesquels fut effectué le miracle; il indique ensuite la matière du miracle [n° 358]; enfin, il nous fait connaître comment ce miracle fut manifesté et confirmé [n° 359].
53. Qo 8, 6.
54. Ex 24, 3.
55. Ac 5, 29.