Il y a des livres qu’on ne peut lire ni relire sans pleurer, au moins “dans l’âme”. Le Livre de ma mère est de ceux-là, un de ces chants miraculeux, une de ces psalmodies tendres et funèbres qui charment en poignant. Vous n’avez pas une mère juive séfarade ? Vous n’émigrez pas de Corfou à cinq ans ? Moi non plus, et pourtant la mère d’ Albert Cohen est un peu la mienne, la vôtre ; cet hymne à la mémoire de la trop distraitement, trop égoïstement aimée, c’est le nôtre. Après un tel livre, précédé des superbes Solal et Mangeclous, un écrivain pourrait poser la plume et se croire assez justifié. Mais Cohen trouve encore en 1968, à soixante-treize ans, le souffle des mille pages de Belle du Seigneur, époustoufflant huis-clos de passion tragique. Amour brûlant des maîtresses, mais amour absolu des mères : “Edentés ou non, forts ou faibles, jeunes ou vieux, nos mères nous aiment… Fils des mères encore vivantes, n’oubliez pas que vos mères sont mortelles.”
Tandis qu’un chien hurle dans la nuit, un pauvre chien, mon frère, qui se lamente et dit mon mal, je me souviens insatiablement. C’est moi, bébé, et elle me poudre avec du talc, puis elle me fourre, pour rire, dans une hutte faite de trois oreillers et la jeune mère et son bébé rient beaucoup. Elle est morte. Maintenant, c’est moi à dix ans, je suis malade, et elle me veille toute la nuit, à la lumière de la veilleuse surmontée d’une petite théière où l’infusion reste au chaud, lumière de la veilleuse, lumière de Maman qui somnole auprès de moi, les pieds sur la chaufferette, et moi je gémis pour qu’elle m’embrasse. Maintenant, c’est quelques jours plus tard, je suis convalescent et elle m’a apporté un fouet de réglisse que je lui ai demandé d’aller m’acheter et comme elle a vite couru, docile, toujours prête. Elle est auprès de mon lit, et elle coud tout en respirant sagement, sentencieusement. Moi, je suis parfaitement heureux. Je fais claquer le fouet de réglisse et puis je mange à minuscules coups de dents un Petit-Beurre en commençant par les dentelures qui sont plus brunes et c’est meilleur, et puis je joue avec l’alliance qu’elle m’a prêtée et que je fais tourner sur une assiette. Bons sourires de Maman rassurante, indulgences de Maman. Elle est morte. Maintenant, je suis guéri et elle me fait, avec des restants de pâte à gâteau, des petits bonshommes qu’elle fera frire pour moi. Elle est morte. Maintenant, c’est la foire. Elle me donne deux sous, je les mets dans le ventre de l’ours en carton et, chic, un choux à la crème sort du ventre ! “Maman, regarde-moi le manger, c’est meilleur quand tu me regardes.” Elle est morte. Maintenant, j’ai vingt ans, et c’est le square de l’Université où elle m’attend, sainte patience. Elle m’aperçoit et son visage s’éclaire de timide bonheur. Elle est morte. Maintenant, c’est son accueil, le soir du sabbat. Sans que nous ayons eu à frapper, la porte s’est ouverte magiquement, offrande d’amour. Elle est morte. Maintenant, c’est sa fierté d’avoir retrouvé mon stylo. “Tu vois, mon enfant, je retrouve toujours tout, moi.” Elle est morte. Maintenant, je lui demande de mettre de l’ordre dans ma chambre. Elle obéit de bon coeur, mais elle se moque un peu de moi. “Il faudrait des régiments pour te servir, mon fils, et tu les fatiguerais.” Quel bon sourire. Elle est morte. Maintenant, c’est son ravissement d’installer sa lourdeur dans le taxi. La marche la fatigue si vite, ma malade. Quelle soudaine fierté tandis que j’écris, à la pensée que je suis souvent malade, moi aussi. Je te ressemble tellement, je suis tellement ton fils. Maintenant, c’est la portière du wagon à la gare de Genève, et le train va partir. Décoiffée, le chapeau piteusement de côté, la bouche stupéfaite de malheur, les yeux brillants de malheur, elle me regarde tellement, pour prendre le plus possible de moi avant que le train s’ébranle. Elle me bénit, elle me recommande de ne pas fumer plus de vingt cigarettes par jour, de bien me couvrir en hiver. Dans ses yeux, il y a une folie de tendresse, une divine folie. C’est la maternité. C’est la majesté de l’amour, la loi sublime, un regard de Dieu. Soudain, elle m’apparaît comme la preuve de Dieu.
Albert Cohen, Le Livre de ma mère, 1954
Comment mieux finir la collection de « mes pages » ? Non pas que je sois à court de grands textes : notre littérature est si riche, je pourrais continuer dix ans ! Raison de plus pour arrêter… D’ailleurs je n’ai pas inventé la formule, elle est à tout le monde. Merci à ceux qui ont apprécié ces quelques choix et l’ont dit.
J’espère avoir donné envie de revenir à nos « classiques ». Décantés des modes, soustraits aux pressions du marketing, appuyés sur une langue dont la subtilité se perd, ils ont triomphé de l’épreuve du temps et nous parlent de nous avec la distance nécessaire aux appropriations.
Qu’on soit d’ici ou qu’on vienne d’ailleurs, être français, n’est-ce pas aussi -et peut-être d’abord- garder le goût ou se donner les moyens d’accéder à ce trésor d’une pensée et d’une langue d’exception ?
Arion