Greg Hadfield est considéré en Grande-Bretagne comme un « gourou du web ». Autant dire que son départ du Daily Telegraph fait des remous outre-Manche. Il en profite pour offrir son analyse de la mutation que doit accomplir la presse pour survivre. Comme il le dit « cela s’annonce comme un long voyage », et la métamorphose sera très douloureuse.
Greg Hadfield
Le parcours de Greg Hadfield a tout de la success story. Ce journaliste est l’un des premiers à avoir quitté la presse pour Internet,en 1996. Il explique: « Mon fils alors âgé de 12 ans, avait créé Soccernet, le site de football le plus populaire au monde. » Le site sera revendu à Disney pour… 25 millions de Livres. Greg Hadfield créera son propre site Schoolsnet qu’il vendra également.
Bref, ce créateur connaît bien l’univers des médias comme celui d’Internet, et lorsqu’il arrive en janvier 2009, au à la tête du développement numérique du Daily Telegraph, il est « fier et excité ». Il rejoint un titre prestigieux, qui a accompli une profonde mutation, puisque désormais sa rédaction a été radicalement réorganisée et produit indifféremment des contenus pour le web et le papier.
Son rôle est de participer à un changement profond: « Faire en sorte que [cette] grande entreprise soit imprégnée de l’esprit d’entreprise et de l’agilité qui sont nécessaires pour soutenir le meilleur journalisme qui puisse être à l’ère numérique – et en même temps je devais aider à protéger contre les pires aspects [du web], dont j’avais été un témoin direct pendant la formation de la première ‘bulle numérique’. »
« Facebook et toute une série d’entreprises numériques leur ont volé leur communauté, leurs annonceurs et leur modèle économique. »
Tout cela tiendra un an. Greg Hadfield décide de jeter l’éponge, de quitter ce « média monolithique », pour rejoindre une petite agence web, Cogapp, qui, juge-t-il, sera plus « innovante ».
Au-delà de son cas personnel, il profite de son départ pour livrer son analyse de la mutation que doit réaliser la presse, si elle veut avoir un avenir. En voici les principaux points, tels qu’ils ont été développés sur Organgrinder, un blog du Guardian [pour lire le post en anglais, c'est ici]:
- Le constat. Les journaux ont peu changé depuis qu’ils ont commencé à mettre leur contenu en ligne à la fin du siècle dernier [le XXe]. Il avoue d’ailleurs avoir été « déconcerté » par cette quasi stagnation.
- Le journal, pivot d’une communauté. Depuis longtemps, les journaux ne sont pas simplement des producteurs d’information, mais ils offrent surtout une sélection de contenus de qualité qui proviennent d’autres sources. Les « meilleurs d’entre eux » ont toujours été au cœur de la communauté des « citoyens informés ».
- La lourde responsabilité des chefs d’entreprise. Les journaux locaux ont abandonné le rôle de « pivot », qui était le leur, au cœur de la communauté. Ce n’est pas du à un journalisme de mauvaise qualité, mais parce que les propriétaires de journaux n’ont pas innové. Résultat: « Facebook et toute une série d’entreprises numériques leur ont volé leur communauté, leurs annonceurs et leur modèle économique. »
- L’organisation des journaux doit être bouleversée. Aujourd’hui encore, ceux-ci sont organisés selon une stricte « hiérarchie verticale », avec à côté —et parfois emmêlé— un réseau confus de responsables numériques. Pour survivre, les journaux doivent balayer tout cela et intégrer dans une nouvelle forme de relation, l’ensemble de leurs salariés, de les fournisseurs de contenus et de services mais aussi les personnes avec lesquels ils travaillent mais qui n’ont aucun lien contractuel.
- Des relations avec le public à repenser. Plus important, ils doivent repenser entièrement leurs relations avec leurs lecteurs, abonnés et internautes, et en particulier identifier les plus loyaux d’entre eux et travailler à essayer de satisfaire leurs besoins.
- Passer du contrôle au partage. Dans l’avenir, les médias ne devront plus chercher à contrôler ce qui peut -ou non- être dit ou écrit, mais fournir et partager l’environnement online dans lequel ils pourront rencontrer les membres de leur communauté et s’efforcer de satisfaire leurs besoins. Ils doivent devenir partie prenante des réseaux sociaux.
Le Daily Telegraph, un groupe à la pointe de l’innovation
La célèbre salle de rédaction bimédia du Telegraph (photo Lloyd Davis)
Fondé en 1855, c’est un des fleurons de la presse britannique. Ce quotidien conservateur « grand format » [broadsheet] se vend à plus de 800.000 exemplaires, loin devant ses concurrents, le Times (600.000 exemplaires) et le Guardian (350.000 exemplaires). L’hebdomadaire Sunday Telegraph, lui n’a été lancé qu’en 1961, mais se vend à plus de 600.00 exemplaires.
Depuis 2004, ces deux journaux, regroupés dans le Telegraph Media Group, sont la propriété des très discrets et très riches frères Barclay.
Côté print donc, le Telegraph se porte bien. Il innove (impression de toutes les pages en quadri, etc.), et c’est lui qui a « sorti » le scandale des dépenses des membres du Parlement britannique.
Côté web, ce n’est pas mal non plus. Le site, lancé en 1994 (ce fut l’un des premiers sites de presse européens), est l’un des leaders en Grande-Bretagne, au coude à coude avec celui du Guardian, et il est particulièrement innovant: il abrite un service de vidéo à la demande Telegraph TV, une très importante plateforme participative, My Telegraph, où les internautes peuvent stocker des données, tenir leur blog, etc. Et d’ailleurs, 8% du trafic du site vient des réseaux sociaux.
Last but not least, la salle de rédaction intégrée, où les journalistes produisent des contenus aussi bien pour le print que pour le web est souvent présentée comme un modèle.
Pour résumer, le Telegraph est sans doute l’un des endroits le plus innovants dans le journalisme aujourd’hui.
[Précision: il ne s'agit pas de prétendre que tout est parfait. C'est loin d'être le cas! Il faudrait revenir sur la qualité de l'information délivrée, sur les conditions de travail des journalistes, sur le développement de la sous-traitance en… Australie, etc.]