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Nouvelle épique italienne ? - évocation d'une possibilité par Lazare Bruyant

Publié le 19 janvier 2010 par Fric Frac Club
Nouvelle épique italienne ? - évocation d'une possibilité  par Lazare Bruyant Les archivistes compulsifs & la petite histoire littéraire retiendront peut être que le renouveau du roman européen, à l'agonie depuis la fin des années 60, sera venu d'Espagne ou d'Italie. Peut-être. En tous cas, nul n'est besoin d'attendre pour voir que la question littéraire fait débat chez nos voisins & que la création connaît un sursaut sans doute discutable par endroit mais bien réel. Vu d'ici, où tout semble ronronner lamentablement, ça fait plutôt envie. Il n'aura pas échappé aux lecteurs réguliers du Fric-Frac Club l'excitant bouillonnement de la littérature espagnole rendu par les nombreux articles de François. Cela peut paraître vain ou présomptueux de notre part de vouloir nous mêler de quelque chose dont on imagine très bien la confidentialité (même si l'excellent Pont de l'Alma de Julián Ríos vient d'être édité chez Tristram, la plupart des œuvres traitées dans ces papiers sont encore indisponibles en français). Il me semble surtout absurde de rester sourd à une telle émulation romanesque & intellectuelle. Ne serait-ce que pour entretenir l'espoir de prochaines traductions. Traversant le continent liquide méditerranéen par le haut, passant par dessus ma chambre, on pourrait croire que l'Italie dort à poings fermés depuis 40 ans. Il est parfois compliqué d'imaginer qu'un romancier italien puisse être autre chose qu'un sicilien écrivant des polars néo-véristes. Mais il semblerait bien qu'il y ait quelque chose de nouveau qui pousse derrière l'avachissement marketing d'une littérature fade qui n'a plus rien à nous dire (je reparlerai de cette horrible chose sucrée qu'est La solitude des nombres premiers de Paolo Giordano... un million d'exemplaires vendus en Italie), cherchant à prendre sa place & à imposer une remise en cause totale des comportements culturels transalpins. Le collectif Wu Ming est, avouons-le sans faire injustice au travail de Serge Quadruppani, relativement peu connu du public français. A tort. Le New Italian Epic dont ils sont, qu'ils le veuillent ou non, les porte-voix, encore moins. Le texte, qui pose enfin des mots sur un geste qui n'attendait que ça, n'a même pas était édité en France. Il est néanmoins disponible, en français, sur le blog de Quadruppani. Maintenant, le but de ce papier n'est pas de dire si le New Italian Epic est une véritable révolution esthétique & théorique ou si ce n'est, pour reprendre les mots de l'influente critique de L'Espresso Carla Benedetti, qu'une « autopropagande » de Wu Ming, quelque chose de seulement « glamour » selon Filipo La Porta, mais d'ouvrir, par cette porte, un nouveau front d'investigation &, sur l'année qui court, essayer d'en savoir un peu plus sur ce que la littérature italienne, dans son ensemble, pourrait nous apporter de neuf. Nouvelle épique italienne ? - évocation d'une possibilité  par Lazare Bruyant
Le roman italien, depuis ses fondements modernes manzonniens, est indissociable de l'histoire turbulente du pays, de ses interminables soubresauts sociaux, politiques & régionaux. Rares sont les nations qui, autant que l'Italie, ont cherché à se comprendre, à se voir au travers du prisme romanesque de manière aussi systématique. Qu'on lise vériste, néo-réaliste, calabrais en sandales, intellectuel du nord, résistant communiste, pécheur des Pouilles, qu'on parle du Christ, de la mafia ou d'un couple de milanais qui se bécotent depuis le XIXème siècle, il y a dans la littérature italienne un travail de restitution & de démonstration d'une rare homogénéité. Exploitant le vaisseau d'un roman qui se voudrait métahistorique (Black Flag d'Evangelisti, Q de Luther Blisset, Manituana de Wu Ming au grand complet soit Luther Blisset + 1... mais ça c'est une autre histoire), se réappropriant le polar (La saison des massacres de De Cataldo, fausse suite de Romanzo criminale), prenant le parti d'un point de vue singulier (54 de Wu Ming, l'étonnant Hitler de Giuseppe Genna dont j'aimerais reparler très vite, ou même le Gomorra de Saviano dont on n'a pas su encore définir la véritable nature ni l'entière portée), malgré les chemins de biais qu'elles empruntent les œuvres du New Italian Epic s'imposent les mêmes devoirs que leurs aînées.
En se plongeant dans les nombreux articles traitant du sujet on se rend compte de l'ampleur prise par le débat en Italie. Loin des querelles germanopratines auxquelles nous sommes, malheureusement, condamnés, le New Italian Epic, au-delà des désaccords nombreux & parfois violents qu'il a fait naître, a provoqué une réelle remise en question intellectuelle, & par certains de ses aspects, identitaires, de la part du milieu littéraire italien. Regroupant, on l'a vu, une quantité de textes assez variés, écrits dès le début des années 90, le New Italian Epic a « officiellement » vu le jour en 2008 lorsque Wu Ming 1 (de son vrai nom Roberto Bui) a fait paraître sur internet un texte clarifiant certaines de ses idées & remarques sur la littérature : New Italian Epic. Mémorandum 1993-2008 : Littérature narrative, point de vue oblique, retour vers le futur. Ce texte sera finalement publié par Enaudi au début de l'année 2009. Il a alors déjà engendré un nombre incroyable d'escarmouches. Nouvelle épique italienne ? - évocation d'une possibilité  par Lazare Bruyant Qu'y trouve-t-on ? Beaucoup de choses en fait. L'ADN littéraire & politique du collectif anonyme (Ah Gênes & ses barricades), son « arbre généalogique », des racines à la dernière feuille & surtout les caractéristiques du New Italian Epic. Le principal point commun de ces œuvres est une sorte de retournement exaspéré de certaines pratiques du (mauvais) postmodernisme, notamment ce froid détachement ironique, cette culture du clin d'œil compulsif, cette propension caricaturale à écrire sur sa propre écriture en train d'écrire (on dit aussi métafiction & c'est parfois réussi, lisez donc, au pif, Salmingondis de Sorrentino dans la magnifique édition Cent Pages). Bon, pourquoi pas après tout ? On a des fois l'impression que l'attirail PoMo étouffe un peu les livres qu'il porte & se lance dans une stérile démonstration de force. Mais c'est aussi oublier les perles hallucinées de types comme Evan Dara, Curtis White, Ben Marcus, Salvador Plasencia (dont Le peuple de papier devrait connaître une nouvelle édition), Danielewski ou même Foster Wallace, qui préservent un postmodernisme ardant au cœur d'une modernité éblouissante. Quoiqu'il en soit, Wu Ming 1 fait de ce dépassement stylistique une condition sine qua non, ce qui nous permettra d'en reparler & de nous étriper gaiment dessus. Ensuite, le corpus new epic doit adopter un point de vue inattendu (déjà dit) emboîtant le pas à un Calvino tutélaire, une certaine attitude pop qui ne doit, à aucun moment, entraver le « sérieux » d'une œuvre. Avoir du succès ne doit pas être considéré comme un péché littéraire. Le texte insiste aussi sur le caractère expérimental, hybride de l'écriture, brassant, mixant, empruntant à différentes techniques ce qu'à peu près tout mouvement ou "champs de force" créatifs s'est senti obligé de préciser à un moment donné ou un autre. Enfin, sur le caractère multidisciplinaire qu'un roman peut engendrer : site internet, suites imaginées par les lecteurs eux-mêmes, bandes dessinées, adaptation musicale, etc, etc... Sur ce point, on pourra dire que le New Italian Epic est un enfant de son temps. Les derniers paragraphes du texte tanguent entre l'eschatologie & la bonne conscience écologique de façon assez surprenante. Peut être y reviendrons nous. Nouvelle épique italienne ? - évocation d'une possibilité  par Lazare Bruyant
Borges se moquait gentiment des écrivains français qui avaient la fâcheuse tendance à fabriquer des mouvements littéraires toutes les cinq minutes. Les choses ont depuis bien changé sans que l'on sache vraiment si ça valait le coup. Ailleurs, les "générations" Mutantes & Nocilla en Espagne, Crack & McOndo en Amérique latine ont porté le débat sur la chose littéraire au cœur même de la société, prenant souvent de vitesse les critiques littéraires eux-même. Il est peut être intéressant de remarquer que la quasi totalité des réactions négatives à l'encontre du New Italian Epic sont venues de l'appareil critique, qui n'a rien vu venir. Depuis 2008, le débat n'a pratiquement pas diminué d'intensité & trouve naturellement sa place sur le net ou le lecteur lambda discute littérature avec des auteurs confirmés qui, eux mêmes, se répondent par commentaires interposés. Encore une fois, vu d'ici, ça ressemble à de la magie. En 2010, soit deux ans après l'écriture de ce manifeste, quelles sont les répercussions visibles du New Italian Epic ? De jeunes maisons comme Minimumfax ou ISBN edizioni se sont lancées dans un travail d'édition assez ambitieux. Sans oublier les piliers que sont Adelphi ou la collection Stile Libero d'Enaudi. Les librairies de Turin, qui sont parmi les plus belles que je connaisse, risquent de me voir traîner dans leurs rayons assez souvent. Histoire de vous donner un début de réponse.

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