Rue Prozna, Varsovie
Carnet de voyage polonais, feuillet n°3.
Mardi 5 janvier 2010, Varsovie.
J’ai promis dans le dernier billet de vous raconter pourquoi les vieilles dames de Varsovie sont la perle de la capitale polonaise. C’est parce qu’elles sont de véritables poèmes. Elles portent des lunettes improbables, des petits hauts trop serrés imprimés léopard, de grands pulls tout doux aux couleurs pastels. Elles fument des Marlboro Light – à leur âge! Elles ont des chapeaux cloche en mohair blanc ou rose bébé. Elles traversent la rue avec une canne, dont elles se servent comme pic à glace sur les trottoirs gelés, avançant bravement comme de petites alpinistes duveteuses dans les larges avenues de Varsovie.
Au très chic café A.Blikle*, dans la rue Nowy Swiat, on mange le dessert le plus féminin qui soit, le paczek. Un beignet léger, glacé au sucre sur le dessus, et fourré à la crème de rose. C’est comme une explosion de parfum rétro et poudré dans la bouche, lorsque l’on attaque le coeur du beignet. Deux vieilles dames se penchent au-dessus de leurs paczek et de leur tasse de thé, pour se raconter, en souriant avec ironie, des histoires qui semblent terriblement croustillantes.
Après ce délicieux (et bourgeois) beignet à la rose, je me rends sur les traces du ghetto juif de Varsovie. Créé en 1940 pour y parquer littéralement tous les Juifs de la ville (380 000 personnes) il était entouré par 18 km de murs, en plein cœur de la ville, et ce jusqu’à sa destruction en 1943. C’est là qu’ont vécu, dans des conditions de grande pauvreté, des familles entassées les unes sur les autres, avant d’être quasiment intégralement déportées par les Nazis vers le camp de Treblinka II en 1942.
Du célèbre ghetto de Varsovie, il ne reste rien, si ce n’est la petite rue Prozna. Deux simples rangées d’immeubles de brique rouge, complètement délabrés, soutenus par des échafaudages. Une fondation américaine, la Jewish Renaissance Foundation, les a rachetés pour les rénover. Heureusement. Car ces bâtiments ont une âme. Lépreux, écorchés, ils semblent gémir encore de la perte de leurs habitants.
C’est sans doute la fondation américaine qui a accroché à leurs façades les photos jaunies et agrandies de ceux qui, j’imagine, vivaient là. Des petites filles aux longs cheveux ondulés, des femmes à la mèche crantée, des hommes rasés de près et droits comme des « i » semblent me regarder avec compassion depuis un ciel éternel. Je reste comme en prière sous leurs effigies palpitantes, paralysée d’émotion. Pas juive, et tout à coup, pourtant…
Je rentre dans une cour d’immeuble, miraculeusement préservée des bombardements des années 40. Des gens vivent donc encore là! me dis-je en voyant une femme blonde de quarante ans faire la cuisine au premier étage. Quel contraste saisissant offrait la vision de cette femme à la vie simple et moderne, dans la tristesse infinie des immeubles rouges tout autour.
La petite rue Prozna n’est rien, à peine 500 mètres, à peine quatre immeubles et quatre portes cochères en ruines… elle est cependant aussi belle et déchirante que la musique yiddish, elle a le charme douloureux d’une immense lamentation. La rue Prozna chante au cœur de Varsovie. Elle raconte tout aussi bien l’insoutenable injustice faite aux Juifs que les images d’Auschwitz. Parce que, dans la rue Prozna, on peut encore imaginer la vie de tous les jours. La famille, le travail, la cuisine, l’amour. Ce sont les traces d’une vie quotidienne fauchée dans sa fleur, qui frappent violemment l’imagination.
La rue Prozna, 500 mètres à peine? Mais cela valait bien la peine de faire 516 kilomètres pour la voir de près. Pour en respirer l’âme – les âmes. Inoubliables. Et qu’il ne faut pas oublier.
*Café A.Blikle
Nowy Świat 35, Warszawa