Arche de Zoé : questions sur un fiasco
L’amateurisme de l’ONG n’est pas seul en cause. Notre enquête montre que les autorités françaises savaient et ont laissé faire.
CHRISTOPHE AYAD
QUOTIDIEN : mardi 30 octobre 2007
Avec l’entrée en scène de Nicolas Sarkozy, qui a «condamné» l’opération mise en place par l’Arche de Zoé, la jugeant «illégale et inacceptable», l’affaire des 103 enfants tchadiens s’est politisée. Hier matin, François Hollande, premier secrétaire du PS, a reproché à la diplomatie de ne pas avoir empêché l’opération et de se coucher devant le président tchadien. Retour sur les questions et zones d’ombre qui planent sur cette affaire.
Quel était le but de l’association ?
Tous ceux qui ont rencontré Eric Breteau, le président de l’Arche de Zoé et l’organisateur de toute l’opération au Tchad, le décrivent plus comme un exalté de l’humanitaire que comme un trafiquant d’enfants. Un homme très convaincant, un peu «allumé, limite inquiétant» mais «sincère». «Il était plus motivé par le Darfour que par l’adoption», assure Mahor Chiche, de l’ONG Sauver le Darfour, qui avait cosigné le communiqué de l’Arche de Zoé du 28 avril dernier, annonçant son intention de transférer 10 000 enfants du Darfour vers l’Europe et les Etats-Unis, dont 1 000 en France. «Il voulait faire un coup sur le Darfour», assure un autre humanitaire, qui ajoute, perfide: «Il a pris au pied de la lettre les incantations de Bernard Kouchner sur le génocide en cours au Darfour et sur les nécessaires corridors humanitaires, à l’époque où il n’était pas encore ministre.» C’était le 20 mars dernier, lorsque Kouchner participait au meeting pour le Darfour à la Mutualité.
Breteau, qui avait fondé son ONG à l’occasion du tsunami de décembre 2004 en Asie, n’avait jamais tenté de rapatrier des orphelins en France. Sur le Darfour, en revanche, il n’a pas hésité à faire miroiter une possible adoption à des centaines de familles. Un texte, mis en ligne le 7 mai dernier sur un forum de discussion d’Aufeminin.com, en témoigne : «Nous considérons également qu’un projet d’adoption est parfaitement compatible avec la démarche d’évacuation d’urgence de ces enfants condamnés à mort, dans la mesure où la famille adoptive et l’enfant bénéficieront de liens extrêmement forts créés par la situation. Sauver une vie est un geste fort, un engagement, un geste rarissime qui créé assurément des liens qui peuvent s’apparenter aux liens familiaux.»
Après les mises en garde aux familles du Quai d’Orsay et de l’Agence française de l’adption sur l’illégalité d’une telle démarche, l’Arche de Zoé a mis en sourdine toute référence à l’adoption et demandé aux familles de ne pas en parler. Il n’est plus question que d’«opération de sauvetage», d’«évacuation sanitaire» et de «droit d’asile». La volonté de dissimulation est réelle.
pourquoi le quai d’orsay n’a-t-il pas réussi à empêcher l’opération ?
Le ministère des Affaires étrangères savait tout, puisque les responsables de l’Arche de Zoé avaient exposé leur projet aux cabinets de Rama Yade et de Bernard Kouchner. A trois reprises, le 25 mai, le 14 juin, et le 3 août, le Quai d’Orsay a exprimé ses réserves sur l’opération, surtout concernant son volet adoption, mais sans la condamner explicitement. Me Gilbert Collard, avocat de l’ONG, assure: «La position de l’Arche de Zoé est très claire: il n’y a eu aucune interdiction émanant du Quai d’Orsay.»
«On a alerté, on a prévenu, on a mis en garde, se justifiait Rama Yade, dimanche. On a mis dans la boucle les autres ministères, nos postes à l’étranger, tout le monde a été prévenu, nous avons saisi la justice. Que pouvions-nous faire de plus ?» Où se situe le bug, alors ? Le Quai d’Orsay l’impute au subterfuge de l’Arche de Zoé, qui s’est enregistrée au Tchad sous le nom de Children Rescue. Mince couverture puisqu’Eric Breteau n’a même pas pris la peine de dissimuler son identité côté tchadien.
C’est, semble-t-il, du côté de l’ambassade de France à N’Djamena qu’il y a eu, au minimum, négligence. A deux reprises, les 21 août et 19 septembre, l’armée française a transporté par avion les membres de Children Rescue ainsi que 2 tonnes de matériel. Or la demande de transport doit obligatoirement être faite à l’ambassade, qui dispose des listings de passagers. Personne n’a tiqué sur le nom de Breteau. Plus grave encore, pendant la semaine précédant cette opération d’«évacuation sanitaire» d’une ampleur inédite, l’information circulait au grand jour parmi la communauté expatriée de N’Djamena et plusieurs employés de l’ambassade étaient au courant. Sans réaction. Les membres de l’association ne cachaient d’ailleurs pas leur anxiété: soit on se couvre de gloire, soit on se crame, expliquaient-ils en substance.
Quant aux Tchadiens, notamment le ministère de la Sécurité publique, chargé de délivrer les autorisations et les permis de circuler aux ONG, ils n’avaient jamais entendu parler de l’Arche de Zoé. Une note détaillée a-t-elle été transmise aux autorités tchadiennes ? Rama Yade promettait dimanche un listing détaillé des démarches entreprises. On l’attend toujours…
Côté tchadien aussi, il y a des zones d’ombres. Le préfet d’Adré, à la frontière du Soudan, ne pouvait pas ignorer les activités de l’ONG, notamment ses virées dans les villages alentours à la recherche d’orphelins (lire ci-contre). Adré, base avancée de l’ONG, ne dispose d’aucun camp de réfugiés: il n’y avait donc pas grand monde à traiter sur place. Des Tchadiens ont aidé à «recruter» les enfants et à rédiger les actes d’état civil, abusant peut-être de la bonne foi de l’ONG. Et puis, Children Rescue avait obtenu une autorisation d’atterrissage pour un avion gros porteur, en vue d’une «évacuation sanitaire». Il semble bien, en revanche que le pouvoir central tchadien n’était pas au courant.
Pourquoi le Tchad réagit-il si violemment et pourquoi Paris accable-t-il l’ONG ?
Outré par cette affaire, le président Idriss Déby ne s’est pas privé de l’instrumentaliser. Il parle de «trafic pur et simple», de «prélèvements d’organes», de «pédophilie». Le chef de l’Etat tchadien a quelques comptes à régler, notamment avec Michèle Alliot-Marie, qui lui avait reproché en 2006, à huis clos, de recruter des enfants soldats, comme l’en accusait un rapport documenté de Human Rights Watch. Déby se sait en position de force : dans un mois doit commencer le déploiement de l’Eufor, une force européenne de 3 000 hommes (dont 1 500 Français) censée sécuriser l’Est du Tchad et le Nord-Est de la centrafrique, deux zones affectées par le conflit au Darfour, qui a chassé quelque 250000 Soudanais au Tchad. Idriss Déby, en guerre contre des rebelles tchadiens armés par le Soudan, a lui-même armé des rebelles soudanais et manipulé plusieurs groupes ethniques pour assurer sa sécurité. L’irruption d’un observateur extérieur dans le théâtre d’ombres chaotique qu’est devenu l’Est de son pays, ne l’a jamais enchanté.
En 2006, déjà, il avait promis à Dominique de Villepin, alors Premier ministre, d’autoriser le déploiement de Casques bleus avant de se raviser, notamment à la demande de son «parrain» libyen, Mouammar al-Kadhafi, qui ne veut pas d’armées occidentales campant dans ce qu’il considère comme son arrière-cour. Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner, qui ont fait du Darfour une des priorités de leur diplomatie, ont donc été obligé de faire profil bas et de désavouer une opération pourtant bien dans leur style, cavalier et médiatique… si elle avait réussi.