Alors que sortira sur les écrans le 10 février prochain un film attendu de Safy Nabbou, L’Autre Dumas (avec Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde), dont l’intrigue s’articule autour de la relation entre Alexandre Dumas et son plus célèbre « nègre », Auguste Maquet, vient de paraître en librairie la seconde édition d’un essai de Bernard Fillaire, Alexandre Dumas et associés, sous un titre légèrement modifié : Alexandre Dumas, Auguste Maquet et associés (Bartillat, 160 pages, 14€).
J’ai toujours éprouvé de la sympathie pour les iconoclastes ; sans leurs provocations, sans leur remise en question permanente de l’ordre établi et des conventions – littéraires et autres – la société se fige, s’enlise dans un conformisme aussi stérile que dangereux. L’iconoclaste empêche de bien-penser en rond, sème le doute, fournit matière à réflexion et, pour peu que son argumentation soit solidement étayée, il parvient à faire bouger les lignes. Alexandre Dumas, Auguste Maquet et associés est sans conteste un livre iconoclaste dans lequel l’auteur entend « rétablir la vérité et réhabiliter Maquet ». Mieux encore, il affirme « plus largement lancer une réflexion sur la question méconnue de la collaboration littéraire. » Le programme paraît, à première vue, d’autant plus séduisant que Bernard Fillaire connaît bien ce dernier domaine.
Chacun sait que Dumas eut, tout au long de sa fructueuse carrière littéraire, recours à des collaborateurs. Maquet fut l’un d’entre eux, sans doute le plus important ou, à tout le moins, celui qui travailla sur des titres majeurs. Le Maître le chargeait d’effectuer des recherches préparatoires, historiques, documentaires, qu’il n’entendait pas mener lui-même (il n’était pas Flaubert !). Il lui demandait aussi de lui proposer des plans et des textes de premier jet qu’il retravaillait ensuite. Et c’est sur ce point que Bernard Fillaire intervient, remettant en cause le principe même de ce mode opératoire. Selon lui, Dumas n’aurait à peu près rien écrit de son œuvre ; il se serait contenté de faire travailler des « nègres » (une quarantaine, incluant Nerval, Théophile Gautier, Xavier de Montépin et d’autres, moins illustres) sur les manuscrits desquels il n’aurait apposé que sa signature « en ajoutant ou retranchant parfois quelques lignes ». Dumas nous est donc clairement présenté comme un imposteur de haut vol :
« La force des ʺnégriersʺ littéraires, comme Dumas et Willy, est d’accorder naturellement leurs discours, leurs attitudes sociales aux signes extérieurs du génie. […] Ils cultivent d’autant plus leur subtilité que ce n’est pas leur génie littéraire mais leur charme et leur séduction qui leur permettent de s’attacher des amis illustres […]. C’est ainsi qu’ils fidélisent également d’illustres collaborateurs dont la stature les dépasse grandement. »
Pourquoi l’écrivain se serait-il comporté ainsi ? L’auteur avance une intéressante hypothèse : « Si Dumas ment, c’est pour la postérité. Il se croit l’appelé, l’élu. L’acteur Talma ne lui a-t-il pas déclaré : ʺAlexandre Dumas, je te baptise poète, au nom de Shakespeare et de Schiller !ʺ » On serait tenté de le suivre, si sa démonstration se montrait convaincante. Mais en refusant à Dumas le moindre talent littéraire, en instruisant le dossier exclusivement à charge, en pratiquant, non sans une assez belle écriture d’ailleurs, l’art risqué de l’exécution, Bernard Fillaire peine à nous entraîner à sa suite. L’excès nuit à la pertinence des idées, et c’est tout à fait regrettable, car le sujet mérite que l’on s’y attarde.
Que Dumas s’entourât de collaborateurs n’était un secret pour personne, dans les milieux littéraires parisiens du XIXe siècle. Un bon mot de Charles Monselet, écrivain et fin gastronome, le confirme : lors d’un dîner pour lequel Dumas, comme il en avait l’habitude, s’était mis aux fourneaux, un plat fut servi, dont la sauce, par exception, était plus que médiocre. Les convives, embarrassés, n’osaient aucun commentaire. C’est alors que Monselet, pince-sans-rire, murmura : « La sauce est de Maquet ! » On ne songeait guère, en ce temps, à faire grief au romancier de s’entourer d’une petite équipe.
Si certains arguments développés par Bernard Fillaire se révèlent recevables, comme la comparaison synoptique d’une scène de Don Carlos de Schiller et d’Henri III et sa cour de Dumas (pp. 67-70) qui permet de relever des similitudes troublantes, la référence au fielleux Eugène de Mirecourt qui publia en 1845 un pamphlet, Maison Alexandre Dumas et Cie, réduit la portée du propos plus qu’elle ne la sert. Les dix-neuvièmistes savent avec quelle prudence il faut considérer les multiples plaquettes de Mirecourt, qui n’hésitait pas à affabuler ou à travestir la vérité pour mieux attaquer, au vitriol, les célébrités de son époque afin de se faire un nom. Il suffit en outre de citer un passage du petit livre en question pour juger l’individu :
« Le physique de M. Dumas est assez connu […] Son origine est écrite d’un bout à l’autre de sa personne ; mais elle se révèle beaucoup plus encore dans son caractère. / Grattez l’écorce de M. Dumas, vous trouverez le sauvage. / Il tient du nègre et du marquis tout ensemble. Cependant le marquis ne va guère au-delà de l’épiderme. Effacez un peu le fard, déchirez un costume débraillé, ne faites pas le moindre cas de certaines façons régence, ayez l’air d’être sourd à un langage de ruelle, aiguillonnez un point quelconque de la surface civilisée, bientôt le nègre vous montrera les dents. »
Ce qui suit (pp. 7 et 8 du pamphlet) est pire encore ; il y est question de « parfum suspect », etc. Même si, à la date où cette plaquette fut publiée, les sensibilités différaient de celles d’aujourd’hui, le texte affichait un racisme assez évident pour qu’il fût condamnable. Bernard Fillaire, qui reconnaît cette dérive raciste, n’est pas le seul, depuis Mirecourt, à avoir tenté de démontrer les prétendues impostures de Dumas. En 1919, Gustave Simon publia chez Crès un livre intitulé Histoire d’une collaboration. Alexandre Dumas et Auguste Maquet, qui ne parvint pas à sérieusement ébranler la statue du Commandeur.
Certes, dans l’essai qui nous intéresse, l’auteur livre quelques témoignages et extraits de correspondances qui tendraient à étayer sa thèse ; on peut toutefois regretter l’absence assez fréquente de ses sources, voire une certaine fantaisie dans l’argumentation. Ainsi, lorsque Dumas écrit à Maquet : « Quatre-vingts de vos pages donnent dix-sept des miennes » (aucune note ne permet de situer le contexte ni la date de ce billet), l’auteur croit bon d’ajouter : « Ce qui ne signifie nullement que Dumas peaufinait, élaguait les pages de son collaborateur, mais que Maquet écrivait deux à trois fois plus gros que lui. » D’un point de vue scientifique, cette justification est consternante. Dans un souci de vraisemblance, l’auteur aurait pu davantage citer une autre lettre, du 15 mai 1845 et concernant Monte-Cristo, où Dumas précisait à son correspondant : « Avec vos soixante-deux pages, j’en fais vingt-cinq. » En outre, pour travailler régulièrement sur des manuscrits d’auteurs du XIXe siècle, j’avoue que, si Théophile Gautier griffonnait ses articles en caractères si minuscules qu’ils obligent souvent à utiliser une loupe pour les lire, l’écriture de Dumas n’était pas si petite, chaque ligne étant généralement séparée par de larges interlignes. A titre d’exemple, le lecteur pourra se référer à deux illustrations qui figurent ci-dessus et ci-dessous afin de comparer les graphismes respectifs de Dumas et de Maquet.
Peut-on encore trouver pleinement convaincantes les attaques de l’auteur contre les universitaires dumasiens, qui ne seraient finalement que des dumasolâtres en perpétuelle adoration devant leur « gourou » ? Ce qui aurait pu donner lieu à une intéressante réflexion se dilue malheureusement, une fois de plus, dans l’excès. Il faut en outre souligner un détail que Bernard Fillaire omet de noter dans son livre : si Dumas utilisait les services de collaborateurs, il lui arrivait aussi de citer ses sources. Le Dictionnaire de cuisine, chef-d’œuvre qu’il écrivit à la fin de sa vie, en apporte la preuve. Travaillant sur ce livre depuis plusieurs années, j’ai eu le plaisir d’écrire la préface d’une récente édition qui m’a fourni l’occasion d’apporter, à ce sujet, la précision suivante : « Affirmer que le Dictionnaire de Dumas doit beaucoup à celui de Cousin [auteur du Dictionnaire général de la cuisine française et moderne] relève de l’euphémisme. Des dizaines de recettes ou de définitions furent intégralement retranscrites par l’auteur. […] Cependant, il ne saurait être ici question de pillage. Dumas considérait l’ouvrage de Cousin comme ʺle meilleur dictionnaire de cuisineʺ ; il était logique qu’il s’y référât. D’ailleurs, à une soixantaine de reprises, il mentionna sa source […] en toute transparence. »
Au fil des chapitres, le lecteur, parfois, fini par se perdre. Le réquisitoire, mené tambour battant, dresse en effet une telle liste des travers supposés de Dumas que l’amalgame se fait rapidement jour, entre l’usurpation, le plagiat, l’imitation et la pure et simple copie. De quel chef d’accusation le romancier devrait-il finalement répondre ? Les lui attribuer tous, comme l’essai le laisserait entendre, ne serait-ce pas, une fois supplémentaire, pécher par excès ? Vouloir réhabiliter Maquet est faire œuvre de justice, car cet écrivain, qui compte aujourd’hui, pour reprendre le titre d’un livre de Charles Monselet, parmi les oubliés et les dédaignés des Lettres, ne manquait pas de talent ; mais il me semble que, pour atteindre ce but, nul n’était besoin de commettre une injutice.
Si Alexandre Dumas, Auguste Maquet et associés pose de vraies questions sur la relation complexe de l’écrivain, du plagiat et de la collaboration littéraire (sujet toujours d’actualité, comme le prouve l’affaire Laurens/Darrieussecq), la charge contre Dumas est d’une telle agressivité et si dénuée de nuances que l’on peine à y trouver les réponses espérées. Une autre question émerge, dont on ne saurait faire l’économie : le style de Dumas est facilement reconnaissable (avec ses qualités et ses défauts), il suffit de lire plusieurs de ses romans pour s’en convaincre. Par quel miracle une quarantaine de « nègres » auraient-ils pu, pendant près d’un demi-siècle, livrer à l’écrivain une foule de manuscrits respectant scrupuleusement ce style sans qu’il les réécrivit ? Voilà qui mériterait un examen approfondi.
Comme je l’ai dit au début de cette chronique, les iconoclastes me sont généralement sympathiques, c’est pourquoi je me garderai bien de dissuader le lecteur de prendre connaissance de l’essai de Bernard Fillaire. Tout au contraire. L’auteur y présente, non la vérité, mais sa vérité sur laquelle chacun est en droit de se forger une opinion, permettant ainsi de nourrir un débat que le film de Safy Nabbou place de nouveau dans l’actualité. Et puis, comme le disait Dumas lui-même : « laissez-les me jeter la pierre, c’est le commencement du piédestal »…
Illustrations : Caricature d’Alexandre Dumas par Gill, gravure - Lettre autographe d’Alexandre Dumas (DR) - Lettre d’Auguste Maquet (DR).