B. Un libertarien ou un esprit libre ?
Il nous faut examiner ici les preuves à charge et à décharge, et d'une certaine manière, rendre un verdict. D'abord, il faut comprendre ce qu'est le courant libertarien aux Etats-Unis. Aux racines de la pensée libertarienne, on retrouve un courant anti-étatiste qui prône le refus de la domination du public sur le privé, la libre association, l'initiative personnelle, la libre entreprise ; autant de valeurs qui, rappelons-le, marquent l'histoire américaine et que Heinlein semble partager sans réserve.
Les racines du courant libertarien sont diverses. Dans les années 30, Ayn Rand, philosophe féministe et fervente anticommuniste, affirme dans la Révolte d'Atlas que la réalisation de soi doit être le but premier de chaque individu. Elle prône la « vertu d'égoïsme » et accuse l'Etat d'entraver l'action des « hommes d'esprit ». L'économiste Murray Rothbard, élève dissident de Rand et libertarien revendiqué, fonde sa pensée sur la souveraineté de l’individu qu'il justifie par la conscience : « seul l'individu est doté d'un esprit (...) Seul l'individu peut adopter des valeurs ou faire des choix. Seul l'individu peut agir ». Pour le libertarien Charles Murray, enfin, la liberté est exclusive de toute forme de contrainte, à l'exception du respect de celle d'autrui. Les fonctions de l'Etat doivent donc se limiter au strict pouvoir de police, qui garantit l'absence de violence au sein du corps social. Rien d'autre.
Globalement, le libertarianisme peut se définir comme le courant philosophique et politique qui prône la limitation stricte du pouvoir de coercition publique au nom de la liberté et de la conscience individuelles. Une comparaison avec les idées de Benjamin Constant, fondateur du libéralisme politique, n'est pas dénuée de sens : la « liberté civile des Modernes » se distingue de celle « politique des Anciens », en ce qu'elle pose la sphère privée comme stricte limitation du pouvoir de l'Etat. Mais, une fois encore, Heinlein ne raisonne pas en termes de philosophie politique pure.
Il se pose la question en tant que citoyen américain.
De son vivant, Heinlein n'a donc jamais été libertarien et il y a à cela une raison très précise. Il est un bien trop fin connaisseur de l'histoire des Etats-Unis pour se laisser aller à la résumer à l'un quelconque de ses aspects, même celui de la liberté. Ce qu’il manque aux libertariens, et qui est au coeur de la révolution américaine, c'est un certain réalisme : ce pragmatisme décisionnel qui caractérisait les premières meeting-houses. Ces « solutions insatisfaisantes », conjoncturelles mais dictées par le bon sens et la nécessité, que Robert Heinlein a prônées toute sa vie. A l'instar de Mannie, dans Révolte sur la Lune, l'écrivain sait que l'Etat est un
rempart nécessaire contre les abus des “bullies”, ces dictateurs petits et grands, tyrans domestiques ou politiques, qui chercheront toujours à opprimer les plus faibles, enfants, épouses ou subordonnés. L'éternel retour de la violence, voici la justification de l'Etat et de sa puissance coercitive. Pour Robert Heinlein, l'humanité ne sera jamais prête pour une société purement libertarienne, car celle-ci est contraire à son essence même, à ses qualités propres. Dans Révolte sur la Lune, le constat est sans appel : si la Révolution a triomphé, elle n’a pas réussi à poser les bases d’une société répondant à leurs attentes initiales. Quelques décennies plus tard, dans la “Cité Souveraine de Hong-Kong de Luna”, « les citoyens, les résidents, les visiteurs même, sont libres de leurs mouvements, sous réserve du devoir civique qui leur est fait de coopérer avec tout officiel élu, nommé ou désigné, dans l’exercice de ses fonctions ».Pour conclure sur cette délicate question de l'appartenance politique de Robert Heinlein au courant libertarien, on peut citer l'analyse de Donald A. Wollheim, qui arrive aux mêmes conclusions qu'Eric Picholle et moi-même dans notre essai récent, Solutions non Satisfaisantes (Les Moutons Electriques, 2008) : « Je suggèrerais qu'on ne soit pas trop pressé d'accrocher une étiquette à Heinlein. Je crois que ses vues sont toujours les siennes propres (...) Heinlein est avant tout un esprit libre. C'est comme tel que je le lis ».
Ugo Bellagamba