Une fois n’est pas coutume, chauffons-nous un peu les neurones et confrontons nos cerveaux sous-employés à des questions compliquées et stimulantes, bien que probablement vaines (tout un programme, non ?) !
Il est convenu de reconnaître à chacun une personnalité, avec l’idée sous-jacente que cette personnalité est fixée une fois pour toutes à un moment de la vie (l’âge de raison…), sans aucun espoir (ou si peu) de changer, de s’améliorer, de se débarrasser de ces imperfections qui parfois nous rendent malheureux. Nous serions alors prédéterminés à un certain type de comportement, une façon de réagir, une propension à l’action ou à l’inaction, et nous n’aurions d’autre choix que de vivre toute notre vie sous la férule de ce caractère qu’un destin cruel aurait forgé exprès pour nous.
L’idée de personnalité facilite les relations entre les humains en ce qu’elle nous rend prévisibles les uns pour les autres. On s’attend à ce que le coléreux s’énerve, on prévoit que le paresseux ne voudra pas participer à tel projet, on sait que l’étourdi aura oublié l’heure du rendez-vous, et ainsi de suite. Lorsqu’une personne dit ou fait quelque chose de particulier, on pense souvent « Ah, ça ne m’étonne pas de lui/d’elle, il/elle a toujours été (qualificatif à choisir librement). » Et ainsi tout s’explique, les bons cubes sont dans les bonnes cases.
L’idée de personnalité facilite également les relations entre soi et soi. Prenons l’impulsif : pourquoi questionnerait-il son impulsivité ? À quoi bon tenter de remédier à cette démesure bien qu’elle ruine sa vie ? Elle fait partie de ses traits de caractère, elle le définit aux yeux des autres ainsi qu’à ses propres yeux, et paradoxalement elle le dédouane en partie de la conséquence de ses actes, parce qu’enracinée, inévitable. Cette définition de lui-même permet ainsi à l’impulsif de faire l’économie d’une introspection éprouvante et déstabilisante.
Pour l’ensemble de la société, nous sommes ce que nous sommes une fois pour toutes. Toute la journée, par des petits riens, elle nous définit, nous assigne notre rôle, nous rappelle ce que nous sommes censés être, souvent gentiment, parfois avec tendresse, presque toujours innocemment. Elle attend implicitement de nous que notre comportement colle à l’étiquette qu’elle a apposée à notre front, faute de quoi elle nous recadre : « Quoi, toi, timide comme tu es, tu veux faire du théâtre ? ». Sourcils levés, regards dubitatifs, sourires compréhensifs. Par tous ces signes plus que par la question elle-même ou par les éventuels commentaires qui suivent, le timide sent qu’on lui enjoint tacitement de rester timide afin qu’il puisse toujours être reconnu, identifié.
En conséquence de ce processus régulateur et normatif, bien souvent une personne désireuse de se libérer d’un « trait » qui rend sa vie douloureuse et problématique ne reçoit que des encouragements fictifs et troubles (lorsqu’elle en reçoit). Pire, elle doit généralement endurer les sous-entendus qui lui prédisent l’échec. Et forcément, dans ses conditions, souvent elle échoue.
Ce recadrage est la plupart du temps totalement inconscient. L’ami croit sincèrement vouloir aider le timide. Consciemment, il pense : « Si c’est ce qu’il veut, pourquoi pas, ça lui fera peut-être du bien, mais il risque d’en baver, je dois le prévenir. » Inconsciemment, il rumine le discours suivant : « Sa timidité névrotique me rassure, conforte mon estime de moi (la comparaison entre lui et moi est à mon avantage). S’il change, il ne me rassure plus, il me remet en question, et il me met face à ma propre inertie. » Un timide qui se libère de sa pusillanimité, ou n’importe qui se délivrant d’un « défaut » confronte inéluctablement son groupe d’appartenance à son propre immobilisme…
Alors on attend du timide qu’il reste sous le parasol à surveiller les goûters et les serviettes sans voir qu’il souffre en silence, on encourage le fort en gueule à remettre à leur place ceux qui l’empoisonnent alors que secrètement il aimerait se débarrasser de cette colère qui lui complique la vie, on se réjouit des jacasseries de la pipelette superficielle alors que tout ce bruit qu’elle fait n’est peut-être qu’un masque dont elle ne sait plus se défaire, on espère du rigolo qu’il nous fera rire aux larmes quand il ne fait parfois que dissimuler un malaise profond derrière son humour…
À suivre…