J'ai souvent dit ici le bien que je pense de Clint Eastwood, de l'homme, de son cinéma. Quelques mots encore après avoir vu Invictus, qui était, mercredi, mon film de la semaine.
Clint Eastwood et Morgan Freeman au Festival de Palm Spring le 5 janvier 2010
D'abord, avez-vous remarqué que depuis Mystic River (2003), Eastwood ne redescend plus de sommets généralement inaccessibles. Il peut glisser un brin, vaciller légèrement, il se redresse immédiatement et reprend un peu plus de hauteur. Je cite : Mystic River, Million dollars baby, Flags of our fathers, Letters from Iwo Jima, Changeling (la -- très --légère glissade), Gran Torino, Invictus. Cherchez l'erreur.
Le temps, avec le temps, serait-il devenu si précieux pour le grand Clint, dont le boulot entrepris est rien moins que pharaonique : vacciner l'Amérique contre ses démons.
Pour revenir à Invictus :
1) J'écris alors que les Golden Globes n'ont pas encore été décernés. Il y en a un qui me ferait vraiment plaisir. Morgan Freeman, producteur exécutif du film est nominé dans la sélection des meilleurs acteurs. Ce ne serait que justice qu'il ait
A l'opposé des acteurs qui jouent une célébrité, Freeman est Nelson Mandela et on se demande quel autre acteur aurait pu réussir ce prodige : être l'autre, tout en étant soi ; car on reconnait constamment la manière de Morgan Freeman, celui qui, dans Million dollars baby réglait son compte d'un coup de poing vengeur à un jeune boxeur un peu trop décérébré. Morgan Freeman qui me semble, dans Invictus, être puissamment lui-même, tout en devenant l'"autre" de Clint Eastwood non-acteur, pour parler vulgairement, son avatar. Et on se donne l'impression d'entrer dans l'intimité de Mandela.
2) Plus il tourne, plus Eastwood se montre humaniste et semble retourner vers les origines de la démocratie américaine. Dans Invictus, sa mise en scène devient transparente, au service de deux ou trois valeurs : on ne la voit plus, on est tellement dans le film, qu'on ne voit plus à l'écran qu'un monde vivant respectant une logique propre et non la création fantasmatique d'une équipe faisant œuvre de fiction. Il montre un Mandela calculateur, stratège, manipulateur et supérieur. Supérieurement intelligent et terriblement humain. Humain, lorsque, se levant le matin, il fait son lit comme il a dû le faire tous les matins, pendant 27 ans, dans sa cellule. Humain lorsque, lui qui a l'ambition insensée (pour ses proches qui l'accompagnent et le soutiennent sans dévotion, mais avec amour) d'unifier l'Afrique du Sud et qui est impuissant devant l'effondrement de ses liens familiaux.
4) Reste une constante chez Eastwood, non démentie par Invictus qui, au contraire, en enrichit le thème : la solitude du héros. Le héros eastwoodien est un solitaire et c'est vrai dès son premier vrai rôle, "The man with no name" de Pour une poignée de dollars, en 1966, ça reste vrai de Walt Kowalski qui, au début du film n'a que son chien, son fusil, ses bières et sa Gran Torino de 1972. Le héros westernien est un homme seul, abordant le film chargé d'un passé trop lourd qui sera généralement à l'origine de son action. Eastwood a appliqué ce principe à presque tous ces personnages, le transposant souvent dans le monde d'aujourd'hui.
Mandela-Freeman est un solitaire. La solitude, il l'a rencontrée et probablement apprivoisée dans l'île-prison de Robben Island où il resta 18 ans, sur 27 d'emprisonnement. Il l'a fréquentée assidument, se familiarisant dans sa cellule avec la culture afrikaner de ses geôliers afin de mieux les combattre, les vaincre et tenter (c'est un des sujets du film) de les apprivoiser, eux aussi. Et c'est là qu'Eastwood approfondit son thème. Invictus traite aussi de la solitude du pouvoir. Déjà, des raisons politiques avaient participé à sa rupture avec Winnie, sa deuxième épouse (après le retrait politique de Nelson Mandela en 2000, Winnie jouera d'ailleurs un jeu assez trouble à la tête de l'ANC). Son intelligence politique qui le conduit à adapter les moyens aux fins, à la fois géniale intuition et approche lucide des conditions difficiles de la mutation qu'il souhaite pour son pays, sa démarche non-violente et son respect de l'autre, fut-il un ennemi ("Je ne suis pas vraiment libre si je prive quelqu'un d'autre de sa liberté. L'opprimé et l'oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité" écrit-il en 1996) ne sont pas forcément compris par ses amis politiques. Souvent, pour eux, l'ennemi c'est le blanc car le blanc est l'oppresseur. Eastwood utilise les gardes du corps du Camarade Président pour montrer allégoriquement les difficultés de Mandela à imposer sa vision "négociatrice", "partenariale" de l'exercice du pouvoir, ce qui donne lieu à des scènes très drôles, les réticences à l'ouverture des uns et des autres nous rappelant certains tics de pensée de Dirty Harry.
Nelson Mandela remet le "Bookie Prize" à Francois Pineaar (1995)
"I am the master of my fate:
I am the captain of my soul."
("Invictus", W. E. Henley)