Invictus ou Clint Eastwood, le cinéaste des évidences

Publié le 18 janvier 2010 par Petistspavs

J'ai souvent dit ici le bien que je pense de Clint Eastwood, de l'homme, de son cinéma. Quelques mots encore après avoir vu Invictus, qui était, mercredi, mon film de la semaine.


Clint Eastwood et Morgan Freeman au Festival de Palm Spring le 5 janvier 2010

D'abord, avez-vous remarqué que depuis Mystic River (2003), Eastwood ne redescend plus de sommets généralement inaccessibles. Il peut glisser un brin, vaciller légèrement, il se redresse immédiatement et reprend un peu plus de hauteur. Je cite : Mystic River, Million dollars baby, Flags of our fathers, Letters from Iwo Jima, Changeling (la -- très --légère glissade), Gran Torino, Invictus. Cherchez l'erreur.

Entre deux films, Eastwood donne un concert au Carnegie Hall, écrit la musique d'un film dénonçant l'intervention US en Irak (un certain Grace is gone, 22500 entrées en France, vous connaissiez, vous ?), donc c'est quelqu'un de très occupé. Dont le rythme s'accélère : deux films en 2006, six mois entre Changeling et Gran Torino, suivi de Invictus 11 mois après, alors que Hereafter (filmé en partie à Paris !, avec Matt Damon et Cécile de France) est déjà en boite et que... (là, je demande aux incrédules de retenir leur souffle) Big Clint travaillerait parallèlement depuis 2008 à une biographie de Mark Twain (Remembering Mark Twain, photo ci-contre) dans laquelle il tiendrait lui-même le (petit) rôle de l'écrivain, sur son lit de mort.  A vérifier, tout de même. Pendant ce temps, J. Cameron aura réussi à assembler 1/4 heure d'Avatar.
Le temps, avec le temps, serait-il devenu si précieux pour le grand Clint, dont le boulot entrepris est rien moins que pharaonique : vacciner l'Amérique contre ses démons.

Pour revenir à Invictus :

1) J'écris alors que les Golden Globes n'ont pas encore été décernés. Il y en a un qui me ferait vraiment plaisir. Morgan Freeman, producteur exécutif du film est nominé dans la sélection des meilleurs acteurs. Ce ne serait que justice qu'il ait cette distinction. Il incarne au sens fort du terme (il rend vivant, sensible, humain) un Nelson Mandela qui prend la tête d'un pays qui craque de toutes parts, prêt à prendre tous les risques politiques pour faire vivre cette nation improbable, ne serait-ce que le temps de prendre quelques décisions dans le champ économique. Le visage grave de Freeman nous dit à quel point Mandela est conscient de la difficulté de la tâche, ce qu'on appelle parfois la quadrature du cercle. Le visage réjoui de Freeman nous dit l'acuité intellectuelle de Mandela en train de construire un stratagème gagnant susceptible, sinon de réussir l'impossible, du moins de reculer l'inéluctable, avec son challenge  sportif invraisemblable : porter l'équipe nationale de rugby (les springboks) en finale de la coupe du monde. Et ce faisant, surmonter deux détails handicapants : les joueurs sont vraiment des toquards et l'équipe, symbole du pouvoir blanc, est détestée par la population noire.
A l'opposé des acteurs qui jouent une célébrité, Freeman est Nelson Mandela et on se demande quel autre acteur aurait pu réussir ce prodige : être l'autre, tout en étant soi ; car on reconnait constamment la manière de Morgan Freeman, celui qui, dans Million dollars baby réglait son compte d'un coup de poing vengeur à un jeune boxeur un peu trop décérébré. Morgan Freeman qui me semble, dans Invictus, être puissamment lui-même, tout en devenant l'"autre" de Clint Eastwood non-acteur, pour parler vulgairement, son avatar. Et on se donne l'impression d'entrer dans l'intimité de Mandela.

2) Plus il tourne, plus Eastwood se montre humaniste et semble retourner vers les origines de la démocratie américaine. Dans Invictus, sa mise en scène devient transparente, au service de deux ou trois valeurs : on ne la voit plus, on est tellement dans le film, qu'on ne voit plus à l'écran qu'un monde vivant respectant une logique propre et non la création fantasmatique d'une équipe faisant œuvre de fiction. Il montre un Mandela calculateur, stratège, manipulateur et supérieur. Supérieurement intelligent et terriblement humain. Humain, lorsque, se levant le matin, il fait son lit comme il a dû le faire tous les matins, pendant 27 ans, dans sa cellule. Humain lorsque, lui qui a l'ambition insensée (pour ses proches qui l'accompagnent et le soutiennent sans dévotion, mais avec amour) d'unifier l'Afrique du Sud et qui est impuissant devant l'effondrement de ses liens familiaux.

3) On a pu s'étonner de l'absence de toute part d'ombre dans ce film lumineux qui ne met en scène aucun personnage  réellement négatif. Le rugby est pour certaines familles au racisme un peu niais le vecteur d'une rédemption facile (la  famille de François Pienaar). Mandela est le démiurge d'un monde nouveau qui ancre les vieilles utopies de vie collective sans conflit dans un lieu : l'Afrique du Sud d'après l'apartheid. Il réalise par la seule force de sa volonté éclairée une révolution sans victime. Tout cela pourrait sembler simpliste, un peu nunuche et si peu harmonieux avec l'approche habituelle, si noire et contrastée du réalisateur d'Unforgiven, Changeling ou Gran Torino. La naïveté apparente de l'approche s'explique par une hypothèse qui me semble solide. Au-delà de l'hommage sincère d'Eastwood à Mandela, le réalisateur semble s'adresser directement à la nation américaine pour lui dire : rassemblons-nous, dans nos différences et l'apparence contradictoire de nos intérêts, derrière le Président, donnons cette chance à l'Amérique et au monde (et on entend ici cette dernière chance). La naïveté apparente du discours du film serait justifiée par des interrogations légitimes portant sur le niveau de maturité atteint par la cible : le peuple américain. L'optimisme affiché par Eastwood ne serait donc que de façade, dissimulant un vrai pessimisme, une profonde noirceur, la conscience douloureuse que la fête sud-africaine n'eût qu'un temps et que la fête américaine, à défaut d'un sursaut dont on peut penser qu'il est peu probable, peut conduire vers le néant, The big nowhere. Alors, No country for the old man ?

4) Reste une constante chez Eastwood, non démentie par Invictus qui, au contraire, en enrichit le thème : la solitude du héros. Le héros eastwoodien est un solitaire et c'est vrai dès son premier vrai rôle, "The man with no name" de Pour une poignée de dollars, en 1966, ça reste vrai de Walt Kowalski qui, au début du film n'a que son chien, son fusil, ses bières et sa Gran Torino de 1972. Le héros westernien est un homme seul, abordant le film chargé d'un passé  trop lourd qui sera généralement à l'origine de son action. Eastwood a appliqué ce principe à presque tous ces personnages, le transposant souvent dans le monde d'aujourd'hui.

Mandela-Freeman est un solitaire. La solitude, il l'a rencontrée et probablement apprivoisée  dans l'île-prison de Robben Island où il resta 18 ans, sur 27 d'emprisonnement. Il l'a fréquentée assidument, se familiarisant dans sa cellule avec la culture afrikaner de ses geôliers afin de mieux les combattre, les vaincre et tenter (c'est un des sujets du film) de les apprivoiser, eux aussi. Et c'est là qu'Eastwood  approfondit son thème. Invictus traite aussi de la solitude du pouvoir. Déjà, des raisons politiques avaient participé à sa rupture avec Winnie, sa deuxième épouse (après le retrait politique de Nelson Mandela en 2000, Winnie jouera d'ailleurs un jeu assez trouble à la tête de l'ANC). Son intelligence politique qui le conduit à adapter les moyens aux fins, à la fois géniale intuition et approche lucide des conditions difficiles de la mutation qu'il souhaite pour son pays, sa démarche non-violente et son respect de l'autre, fut-il un ennemi ("Je ne suis pas vraiment libre si je prive quelqu'un d'autre de sa liberté. L'opprimé et l'oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité" écrit-il en 1996) ne sont pas forcément compris par ses amis politiques. Souvent, pour eux, l'ennemi c'est le blanc car le blanc est l'oppresseur. Eastwood utilise les gardes du corps du Camarade Président pour montrer allégoriquement les difficultés de Mandela à imposer sa vision "négociatrice", "partenariale" de l'exercice du pouvoir, ce qui donne lieu à des scènes très drôles, les réticences à l'ouverture des uns et des autres nous rappelant certains tics de pensée de Dirty Harry.


Nelson Mandela remet le "Bookie Prize" à Francois Pineaar (1995)

"I am the master of my fate:
I am the captain of my soul."
("Invictus", W. E. Henley)