cautions médiatiques sous couvert de libre information
Écrit par Richard MONVOISIN - blog de zététique
Lundi, 21 Août 2006
Le fantasmagorique se paye parfois au prix fort. Richard Monvoisin [1] dénonce ici la contribution que certains médias et journalistes apportent, sous couvert de libre information ou de pseudo-démocratisme, à l'entretien de croyances aliénantes. Cet article est inspiré d'un extrait de la Newsletter 14 du 5 mai 2006 et a été publié sur Acrimed.
On croit souvent que, lorsqu'on investigue des phénomènes réputés paranormaux, le plus grand danger viendra de la sorcellerie, des esprits-frappeurs ou des envoûtements. C'est faux. Le plus grand danger, c'est la désinformation. Et elle peut être diaboliquement retorse.
J'ai eu la récente joie de parler au téléphone à un journaliste employé par Endémol. Grosse société de production télévisée, célèbre pour son rôle de pierre angulaire de l'esprit critique en France [2], Endémol est aussi un plan de carrière dans le précariat pour les journalistes : l'un d'eux, pigiste travaillant sur un sujet dit "" paranormal "" en vint à contacter l'Observatoire Zététique [3], cette association fondée en 2003 qui promeut l'investigation scientifique des phénomènes dits étranges ou extraordinaires. L'OZ analyse aussi toutes les théories bizarres, saugrenues ou tout simplement controversées qu'elle trouve.
Bref, il eut affaire à moi, et me proposa d'intervenir sur une sombre affaire d'entité malfaisante, une forme invisible qui aurait abusé d'une jeune femme, il y a quelques années [4]. Histoire d'envoûtement connue, battue et rebattue, cela rentrait exactement dans notre champ de recherche. Je l'écoutais, mes oreilles les plus écarquillées possibles.
L'argument du "" Qu'importe le flacon ""
Le journaliste me révéla en substance que l'idée était de présenter une émission au regard critique, pour une fois. De creuser la question de cette possession, et d'y donner un point de vue scientifique. Ravi, j'en étais à parler des syndromes de paralysie du sommeil et des hallucinations qui décrivent une bonne partie du ressenti effrayant des "" possédé-es "" [5], quand le journaliste crut bon d'ajouter sur un ton de reproche : "" dites... euh... il ne faut pas tout casser non plus " Bon... Déconcerté, j'entrepris alors la lourde tâche de décortiquer avec lui ce lieu commun classique, en pure perte, comme les événements me le montrèrent plus tard [6].
Les zététiciens, comme on les appelle, savent d'expérience que briser directement la représentation mentale, fondée ou non, d'un individu sur un événement ou un souvenir est un exercice risqué : si la personne n'a aucune branche, aucun support auquel se raccrocher ensuite, l'exercice est aussi risqué que de balancer dans un lac un type sans bras, ou d'enlever les béquilles d'une personne paralysée en lui criant "" marche ! "" : les figures réalisées peuvent être jolies, mais ce n'est pas très courtois
S'il convient d'être doux et d'avoir du tact vis-à-vis de croyances "" affectives "", en revanche casser un mythe, c'est-à-dire soupeser la faiblesse d'un scénario explicatif d'une catégorie de phénomènes, afin que d'éventuels spectateurs puissent se rendre compte que l'origine d'un de leurs maux ne provient peut être pas d'entités immatérielles, relève non un choix, mais bien d'un devoir : ne pas le faire reviendrait à encourager une non-prise en charge, ou une prise en charge discutable du problème, comme les exorcismes. Expliquer que l'autisme n'est pas une conséquence d'un mauvais amour maternel comme le faisait croire Bettelheim [10], que le Sida ou les auto-combustions humaines ne sont pas des châtiments divins [11], et que la sensation d'être paralysé dans son lit n'est pas la preuve qu'un succube [12] est venu voler votre semence, ou qu'un incube est venu vous inséminer : à moins de faire de la littérature de fiction, tout ceci me semble être le moindre qu'on puisse demander à un média.
Au journaliste d'Endémol, j'ai ensuite raconté mon expérience de la conférence du Père Brune au festival Science Frontières en 2004 : un parterre de personnes majoritairement âgées, le père Brune parlant d'icônes et vendant ensuite à la pelletée ses livres sur la Transcommunication instrumentale (TCI) avec l'au-delà, et mes collègues et moi nous regardant, hésitant quant à la marche à suivre : devons-nous dénoncer en public le caractère vampirique de ce genre de pratique s'abreuvant directement à la plaie des deuils ? Ou ferions-nous mieux de nous taire, pour ne pas briser une croyance à laquelle nous n'aurions pas le temps de substituer quoi que ce soit d'autre ? Que dire à une dame qui croit parler depuis dix ans avec sa fille morte ? Nous avons opté, raisonnablement, pour le silence. Mais les dents serrées.
De même pour Carlotta Moran, la fameuse possédée. Il convient d'être prudent devant une personne ayant vécu des choses similaires. Toutefois, devant un écran, il en va de la probité journalistique que de proposer les alternatives valables à ces scénarios de possession. Le journaliste se retrouve dans la position de certains des étudiants de pharmacie auxquels je fais cours, et qui s'écrient : "" Effectivement l'alternative (anti-rides, ADN végétal, Fleurs de Bach, homéopathie) n'est pas valable en tant que telle... mais elle rapporte. Et si les gens la demandent, au fond, tout le monde est content. "". Le journaliste, faisant un dossier se terminant de façon "" ouverte "", croit donner du rêve aux gens. À son insu, il crée de l'aliénation, et se réconforte à l'idée que les spectateurs sont ravis. Je ne vois pas une énorme différence avec les propos que pourrait tenir un vendeur d'héroïne cynique : au fond, l'acheteur est content. Cela illustre un point fondamental de la zététique : l'argument purement publicitaire du "" si celui qui achète et celui qui vend sont contents, tout va bien "" n'est vrai que si les deux parties en présence ont accès aux mêmes informations, et possèdent bien les enjeux et les risques de chacune des alternatives. Or, le pharmacien sait plus que le client. Le journaliste sait plus que le spectateur. Endémol sait bien que socialement parlant, ses émissions ne vont pas dans un sens d'une stimulation de l'intelligence des téléspectateurs. Ne pas le dire aurait-il un prix ?
Quand les médias font Onfray raëlien
Je reste dans le même sujet. Une mésaventure vient d'arriver à Michel Onfray, le philosophe qui anime l'Université Populaire de Caen. Raël, qui n'en est pas à sa première frasque, et dont le look vendeur cache des idéaux politiques de type géniocratie qui feraient frémir nos pires oligarques, vient de nommer Onfray "" prêtre honoraire ""... sans lui demander son avis ! Il valait mieux : il est peu probable qu'Onfray, connu comme peu enclin aux charmes opiacés des religions et des groupes sectaires, eut accepté si on lui avait posé la question.
Michel Onfray, le 7 avril 2006 : "" Le plus étrange n'est pas que Raël saisisse l'opportunité de la vague médiatique induite par les 220.000 exemplaires vendus du Traité d'Athéologie ou le succès de l'Université Populaire de Caen pour déclarer de Miami qu'il me nomme ""prêtre honoraire"" de sa tribu de demeurés mais bien plutôt que chaque désir de ce crétin soit amplifié par la presse qui se précipite pour lui tendre micros, caméras, porte voix et occasion de caisse de résonance à ses propos d'abruti ""[11]. Et le philosophe de poursuivre, à juste titre à mon avis : "" Et si c'était Le Monde qui, en se précipitant pour donner un écho aux sottises de Vorilhon, se faisait raëlien malgré lui ? (...) S'il existe des "" prêtres honoraires "" à la secte, nul doute qu'on peut proposer des noms de journalistes et des supports qui les appointent... "".
En clair, la sphère médiatique joue parfois un jeu dangereux. Ce qui est le plus tragique, c'est que beaucoup de ses acteurs se drapent d'un blanc-seing "" démocratique "", au nom de l'idée qu'il faut bien donner la parole à tout le monde. Onfray toujours : "" L'un à qui je refuse de tomber dans le piège tendu par Raël me reproche de ne pas "" jouer le jeu démocratique "" ! Singulière conception du jeu démocratique : l'un vous insulte, la presse nationale relaye l'insulte, elle vous demande ce que vous en pensez, et voilà un traitement équitable : une minute pour l'insulteur, une pour l'insulté, un partout. Embrassons nous Folleville... "".
Tout à fait le même genre d'argument que nous servent les tenants de l'Intelligent Design [14], qui réclament un temps d'antenne en vertu du nombre et du prestige de certains de leurs affidés ; idem dans d'autres champs pour une certaine quantité de scénarios scabreux, allant de la négrologie de Stephen Smith [15] au négationnisme de Roger Garaudy [16]. Et si, pour Garaudy, les journalistes marchent sur des oeufs, pour Smith par exemple, les fleurs plurent en tombereaux. Les trompettes de la renommée, faussement démocratiques, restent finalement bien mal embouchées. Les médias se comportent généralement vis-à-vis de ces thèses, "" paranormales "", voire pour le cas présent sectaristes, à l'instar de ce personnage soldat médecin des Tuniques bleues, qui dans un des volumes de mon enfance, blessait d'un coup de pique le type d'en face puis sortait vite sa trousse pour le soigner.
Richard Monvoisin
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Notes
[1] Richard Monvoisin est membre de l'Observatoire Zététique. Il est chargé de cours d'esprit critique à l'université Grenoble 1. Il est rattaché au laboratoire de zététique de l'Université de Nice-Sophia Antipolis, ainsi qu'au laboratoire Hypoxie-Physiopathologie de l'UFR médecine-pharmacie de Grenoble. [2] Endémol, c'est par exemple Loft Story, Nice People ou Star Academy, et Endémol France, c'est entre autres Arthur. Endémol est à la réflexion critique ce que l'émission Mystères était à la science : une contribution très limitée.
[3] Pour les puristes : dérivant du verbe grec zêtein (chercher), la zététique désigne au IIIe siècle avant l'Ère Chrétienne le "" refus de toute affirmation dogmatique "" (Pyrrhon). Utilisé par Montaigne, Viète, T. Corneille, il échoue dans le Littré de 1872 puis dans le Larousse de 1876 comme "" nuance assez originale du scepticisme : c'est le scepticisme provisoire, c'est [...] considér[er] le doute comme un moyen, non comme une fin, comme un procédé préliminaire, non comme un résultat définitif "". Le mot est finalement repris dans les années 80, notamment par H. Broch pour désigner l'investigation des thèses étranges et l'enseignement de la méthodologie critique.
[4] L'affaire est connue sous le nom de "" The entity "", et fit l'objet d'un film éponyme assez consternant de Sydney J. Furie en 1981. [5] Le trouble assez courant connu sous le nom de paralysie de sommeil advient quand la paralysie propre au sommeil paradoxal arrive lors d'un état de semi-conscience : la personne se croit réveillée, mais ne peut pas bouger un orteil. Peuvent se greffer à cela certains genres d'hallucinations visuelles et sonores spécifiques, créant parfois des sensations d'écrasement du corps donnant son nom au syndrome de "" old hag "", de ce mythe de Terre-Neuve évoquant une vieille sorcière profitant de votre atonie pour se vautrer sur vous. Pour se rassurer, on consultera entre autres "" Expériences hallucinatoires associées à la paralysie du sommeil "", de J. Allan Cheyne, Ian R. Newby-Clark et Steve D. Rueffer, Journal of Sleep Research, 8, 1999, pp. 313-317, accessible sur le site de L'Observatoire zététique.
[6] Non seulement il ne me rappela jamais, mais l'émission, "" Les 30 histoires les plus mystérieuses "", diffusée le 26 mai 2006, fut un exemple de mascarade. [7] Précision : tous les évangélistes ne cautionnent pas ce genre de pratique, loin de là.
[8] La fraude est expliquée ici : God's Frequency is 39.17 Mhz. The Investigation Of Peter Popoff. [9] Lire, sur le site CBN.com : Benny Hinn : The Miracle Crusader.
[10] Bruno Bettelheim était convaincu, alors même que les preuves s'accumulaient contre sa théorie, que l'autisme n'avait pas de bases organiques mais était dû à un environnement affectif et familial pathologique. Il alla même jusqu'à user du concept de "" mères réfrigérateurs "". Voir Bettelheim B., "" La forteresse vide, l'autisme des enfants et la naissance du moi "", Gallimard, 1969. Pour un début de critique, voir Hacking I. "" Philosophie et histoire des concepts scientifiques "", sur le site du Collège de France, p. 391. Pour aller plus loin, voir Richard Pollack, "" Bruno Bettelheim ou la fabrication d'un mythe "", les Empêcheurs de penser en rond, 2003.
[11] "" (...) AIDS is not the plague of God but the consequences of sin in an evil world "". Jonathan Gallagher, sermon de février 2005, sur le site de publication Pine Knoll. Ce genre d'argument permet ensuite aux Adventistes du septième jour d'aller faire du prosélytisme sous couvert de lutte contre le SIDA. Voir, par exemple, sur le site du "" Seventh-day Adventist Church's Liaison Office to the United Nations "" : "" L'Église Adventiste et l'Agence de Secours et de Développement Adventiste (ADRA) poursuit son développement de projets dans de nombreux pays pour combattre de concerts les aspects médicaux et sociaux du SIDA (...) Une série d'émissions en sept parties produite par l'Église Adventiste est diffusée par satellite vers 400 lieux de réception en Afrique du Sud. Ces actions de la communauté espèrent toucher au moins 250 000 personnes. "". Voir, en anglais, sur le site "" United Nations Liaison Office of the Seventh-day Adventist Church "".
[12] Le nom "" incube "", du bas latin incubus, dérive du latin classique incubare, "" être couché dans ou sur "". On peut lire ceci sur Wikipedia : "" L'incube n'ayant pas de propre semence, a pour stratagème procréatif sa transformation en Succube, de ""coucher"" avec un homme pendant son sommeil afin de lui récolter sa semence et de la redistribuer en tant qu'Incube à une femme endormie. Les enfants (démoniaques) nés de cette liaison portent les noms de Kilcrops, Rocots ou ""enfants changés"" ; ceux-ci, de maigre constitution, hurlent au simple toucher et rient diaboliquement à la survenue du moindre malheur. ""
[13] Onfray M., "" Raël crétin sidéral ou La mauvaise odeur des journalistes "", sur le site de Michel Onfray. [14] Les défenseurs de l'ID avancent que la science ne suffit pas à rendre compte de l'origine, du degré de complexité ou de la simple beauté de la vie, et qu'il est évident qu'un principe transcendant est à l'oeuvre - en général, assimilé à Dieu. C'est une sorte de version du créationnisme à vernis scientifique, qui permet non seulement de prétendre réconcilier sciences et religion (ce que fait l'association Université Interdisciplinaire de Paris, par exemple, ou la fondation Templeton aux États-Unis), mais également de revendiquer l'enseignement du créationnisme dans les écoles. En décembre 2005, le tribunal fédéral de Harrisburg en Pennsylvanie a tranché lors du désormais célèbre "" Procès du Panda "" de Dover : l'enseignement du Dessein Intelligent comme une alternative à la théorie de l'évolution de Darwin dans les classes de science des écoles est anticonstitutionnel. Se reporter au salutaire ouvrage "" Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences "", sous la direction de J. Dubessy et G. Lecointre, Syllepse, 2001.
[15] Smith S., Glaser A., "" Négrologie, pourquoi l'Afrique se meurt "", Calmann-Lévy, 2002. Pour avoir un ordre d'idée, ce livre, encensé unanimement par les médias, contient ceci : "" L'Afrique est un paradis naturel de la cruauté [...]. Des africains se massacrent en masse, voire, - qu'on nous pardonne ! - se bouffent entre eux [...]. [Ils sont habités par un] refus d'entrer dans la modernité autrement qu'en passager[s] clandestin[s] ou en consommateur[s] vivant aux crochets du reste du monde. [...] Si 6 millions d'Israéliens pouvaient, par un échange standard démographique, prendre la place des Tchadiens, à peine plus nombreux, le Tibesti refleurirait "". Comme le soulignent Verschave, Diop et Tobner dans "" Négrophobie "", remplacez "" Africains "" par "" Arabes "" pour goûter la teneur du propos (les Arènes, 2005).
[16] Garaudy R., "" Les Mythes fondateurs de la politique israélienne "", La vieille taupe, 1995