Il y a parfois des moments qui nous surprennent...sorte de flash concernant le futur et qui s'impose à l'esprit au moment où on met les pieds sur un lieu. A
moins que ce ne soit que le rappel d'une vie antérieure qui se glisse furtivement dans notre présent...Quoiqu'il en soit, ce jour là, un 4X4 me dépose dans un paysage incroyable. Une montagne
percée de cavités, couleur ocre rouge sur fond de ciel bleu céruléum...là c'est l'artiste qui parle :), une vision sortie tout droit d'un rêve, et en plein milieu une petite mosquée blanche qui
indique de son minaret pointé vers l'azur, le ksar tourmenté et en ruines qui se dresse au sommet de la butte. En m'approchant je remarque des constructions voûtées, j'apprendrais que ce sont des
greniers, couvertes d'inscriptions en relief, vestiges d'un langage magique que l'on doit aux civilisations berbères.
Ici, le même silence qu'au désert. Ici la vue s'étend à l'infini vers des canyons aux formes étranges, des pyramides naturelles qui s'alignent de
manière insolite sur l'horizon, un aigle plane sur le chateau, un chacal crie dans la vallée...et mon esprit s'est envolé...
Je vois une grotte dans laquelle j'habite....Je secoue la tête. Revient sur terre Ghislaine ! Je vois une grotte dans laquelle je vis et j'entends ma
voix...Revient sur terre Ghislaine ! Je me fustige, rien à faire, le film se déroule éclaboussé de lumière...je vois des mains pétrissant l'argile et formant des statuettes....
Alors, le croirez-vous, je tombe à genou et je pleure car mon âme sait que c'est ici chez moi et qu'il n'y a nul part où aller qui ne me ramènera
ici. Et je pleure car la moitié de moi lutte, paniquée, contre cette certitude.
Au moment où je relève les yeux, j'ai l'impression de voir sauter des pierres dans tous les sens...et j'éclate alors de rire, car en fait, les
pierres sont des marmottes locales, des goundis, intrigués de ma présence et qui se sont rassemblés autour de moi pendant ma prosternation !
Et le charme va reprendre quelques instants plus tard, lorsque, installée dans la fraicheur d'une grotte, grignotant des amandes et regardant la
lumière du dehors par la porte entrouverte, je vais voir défiler toute ma vie comme un livre. La voûte de l'habitation troglodyte est pleine de murmures qui me parlent d'un futur proche. Partout
où se posent mes yeux le mur devient miroir où une autre réalité prend racine.
Je vais revenir plusieurs fois dans ce lieu, qui devient l'étape de Soleil Nomade pour les groupes de stagiaires du désert.
J'apprends à connaître Raouf et tous les membres de la famille Talbi, les berbères qui rénovent ce lieu et qui ont installé un petit restaurant à
flanc de la montagne.
Raouf me parle parfois de ses projets. Il me dit :
-"Tu vois ma soeur, là je vais restaurer trois grottes et ici on mettra les sanitaires, et là une autre salle de restaurant...On va faire venir l'eau
avec une pompe, et puis le téléphone....peut-être Inch'Allah internet ...?"
Et je ris ! Car si j'arrive à imaginer la restauration des grottes et des ghorfas, je n'imagine pas l'ordinateur planté là au milieu des ruines,
insolite et décalé dans cet espace intemporel.
Mais c'est compter sans le courage et l'esprit d'aventure qui caractérise cette famille d'irréductibles. Ils iront au bout de leur projet, amenant
l'eau avec l'âne pour mouiller la chaux et le ciment, portant les pierres par 45° à l'ombre pour remonter les murs. Puis se battant pour obtenir le droit à l'eau courante, le droit à
l'électricité dans ce village abandonné de ses habitants depuis des dizaines d'années.
Et le mirage est devenu réalité. A la fin de l'année 2008, le gite est prêt à ouvrir, des panneaux solaires nous donnent l'eau chaude en abondance,
le bureau s'enorgueillit d'un ordinateur relié à internet...et pourtant l'authenticité du lieu a été sauvegardée ! Nous sommes en plein conte de fée.
Ce jour là, je marche avec Raouf dans la
montagne et j'ose poser une question qui me brûle les lêvres depuis deux ans :
-Est ce que c'est possible d'acheter une grotte ici ?
Un silence plane, un aigle passe en rasant la montagne et lance un cri pointu. Raouf se tourne vers moi :
-Mais ma soeur, il y a ma maison de naissance, là-bas de l'autre côté, si tu veux tu la rénoves, tu es chez toi !
Je me laisse irradier de cette sensation étrange que j'ai connu en arrivant ici....
-Pour de vrai Raouf ?
-Bien sûr pour de vrai, viens, on va la visiter !
Sur le côté ouest de la montagne quatre petites anfractuosités attendent de renaître. Le paysage est splendide. Le tombeau blanc des marabouts est
posé comme une meringue dans la vallée ouvrant sur le couchant, dans une boucle montagneuse absolument sublime. J'en ai les larmes aux yeux. Nous montons aux grottes en écrasant des touffes
d'armoise odorante dont le parfum me fait décoller, comme si je n'attendais que ça pour planer comme l'aigle du Dahar !
-C'est là que je suis né me dit Raouf, enjoué comme un enfant, et ici c'est la maison du grand-père, et là la grotte de ma tante marabout, la
guérisseuse Aïcha....Ici il ne faut jamais boire d'alcool le vendredi...car cela les fait sortir, dit-il en baissant la voix de manière mystérieuse.
Je répète sans comprendre :
-L'alcool les fait sortir le vendredi ? Pourquoi ? Qui ?
Il répète sans me répondre :
-Oui oui, il ne faut jamais boire le vendredi...parce que là, ils sortent...
Je n'en saurais pas plus ce jour là. Simplement, les soirs de pleine lune, lorsque je marche dans la montagne je crois parfois voir des ombres
furtives drapées du burnous disparaître derrière les éboulements de roche.