Sa carrière ressemble aux plis d'un pantalon à pinces, usé par le temps qui (re)passe mais toujours droit. Son visage, maquillé par les rides, est un tiroir où quatre générations ont rangé leurs souvenirs portés par un slow qui dérive (Manuréva). Quarante ans après ses débuts par hasard, Chamfort revient avec un concept-album (Une vie Saint Laurent) qui chante la vie d'un mort passé au pressing. Parfois la mode réserve quelques bonnes surprises à ceux qui décident d'œuvrer en coulisse.
La première rencontre remonte à l'été dernier, sur le bruissement d'une rumeur. Alain Le Govic, Chamfort pour les intimes, aurait composé un album dédié à Yves Saint Laurent, pape de la mode ayant récemment tiré le rideau sur sa garde-robe, et le tout se jouerait live avec des stars internationales à New-York, Tokyo, ailleurs. On susurre Bryan Ferry et Bowie dans les rôles principaux, on extrapole, on imagine, on se perd en méandres. Une vie Saint Laurent n'est alors qu'une esquisse et Chamfort une ombre qu'on peine à distinguer sur la grande scène de la variété française. C'est le début de l'été, j'entrevois sa silhouette polo sport taille 38 qui se dessine au loin, il est précisément 16H05 et je pense connement Manuréva. Comme soixante millions de français sans doute, j'imagine le haut de l'iceberg et les presque soixante ans du svelte chanteur. Le même âge que le crooner de Roxy Music, allez savoir, on trouvera bien d'autres parallèles.
Années podium
C'est étonnant. Il a la voix de ses disques, tirée à quatre épingles, douce mais qui casse sur les aigues, féminine sans être formelle. Et puis le regard toujours hésitant, en dépit des millions de disques vendus. Devant tant de politesse non-feinte, on se rejoindrait presque à l'avis des pronostiqueurs du dimanche. « Chamfort, c'est un accident industriel, un mauvais cheval pour vendre des disques ». C'est dimanche, justement, ça tombe bien, et le soleil est increvable. Comme Chamfort, plusieurs fois éclipsés mais jamais mort. « Fan de Roger Moore et des gens qui ne sont jamais de vrais premiers couteaux », il a souvent joué le décalage et la chevauchée des miroirs pour parfois se cacher derrière, quitte à chanter des prophéties aux allures de destinée (« J'aime quand c'est démodé » sur Démodé, 1979). Avec tout ça, j'en oublie de lui parler de ses débuts de pianiste avec Dutronc, de sa rencontre avec Dick Rivers en plein mai 68 et de son secret pour garder la ligne. L'obsession du temps, ça commence souvent à travers le regard des autres : « Une fois qu'on a passé un certain cap, on devient moins vulnérable, on appartient au souvenir collectif, une histoire commune qu'on ne peut plus occulter. Mais force est de constater que les minettes qui s'intéressaient à moi dans les seventies ont pris de l'âge.. ».
Au début des années 70, Chamfort a la vingtaine, l'âge idéal pour abattre du kilomètre avec près de 120 concerts par an pendant près d'une décennie sur le bien nommé label Flèche, géré par Claude François, le mentor-rival : « Le label Flèche, j'y ai fait mes armes en proposant un produit assez formaté, parce que je m'adressais au même public que lui. Avant ça, j'avais déjà enregistré quelques 45T qui n'avaient pas marché, je n'avais pas le type de caractère qu'il faut pour réussir, je n'aimais pas montrer, je sentais que je n'étais pas fait pour ça. Lorsque Claude est venu me chercher, j'ai soudainement été porté par sa propre réussite, j'ai joué le jeu, c'est toujours tentant d'approcher le succès. Et ca a marché ».
Tellement marché que Chamfort rencontre -déjà- les premières difficultés pour se faire entendre. Un comble, quand on porte un nom pareil. « Vers 1976, c'est devenu plus compliqué avec Claude, il y avait eu plusieurs tentatives pour me déstabiliser lorsque j'assurais ses premières parties. Il me mettait alors en scène devant son public, avec, paradoxalement, aucun moyen, le cinquième de la sono, trois loupiottes... Lui arrivait ensuite et blam... la machine se mettait en marche avec le gros arsenal».
Lassé par tout ce cirque, Chamfort met un terme à son contrat chez Flèche, prend enfin son envol en solo, quitte à subir encore les mauvais tours du CloClo : « Même après les années Flèche, il arrivait qu'on partage encore l'affiche de certains concerts, parce qu'un promoteur nous avait signés tous les deux. Claude n'avait alors plus de maîtrise sur moi, et vu que mon spectacle fonctionnait bien, forcément ça le rendait dingue. Il piétinait dans sa loge à ruminer (...) Il est donc arrivé qu'il me débranche le courant en plein concert». Sans surprise, Chamfort s'habitue aux pannes de lumières, mais comme James Bond, ne meurt jamais. Enfin presque : « Gérard Louvin, mon manager d'alors, avait alors pris toutes les dispositions pour que ce genre d'incident ne se reproduise plus, un roadie était donc stratégiquement placé devant chaque transformateur, etc. Le summum a été atteint à Genève: Un mec débarque sur scène en courant, me prend le micro des mains et crie « arrêtez tout, rallumez les lumières, alerte à la bombe ! » Bien évidemment c'était lui, c'était Claude François, c'était maladif chez lui ».
Fin des seventies, Chamfort a presque déjà tout connu du succès. Puis vient Gainsbourg, chapitre angulaire d'une carrière en dent de scie.
Qui est in, qui est out ?
Les tubes d'adolescents (Adieu mon bébé chanteur, Madona Madona), c'est comme le burger ou les femmes, on se lasse vite. Après CloClo le mentor, Chamfort joue les beaux chœurs sur Hollywood (1977) de Véronique Sanson, puis rencontre Gainsbarre, pygmalion au poil roussi à la recherche de nouvelles brebis égarées. Devinez qui s'y colle ? « Serge, lorsque je l'ai connu, en 1978, lui-même était dans une phase de découragement, il sortait de Rock around the bunker, L'ami caouète, Sex sex and sun , une période un peu sombre quoi, l'après disco. Serge paniquait un peu, il flippait de devenir Mr Birkin, elle avait le vent en poupe alors, il commençait à se raccrocher à elle ».
Lassé des chansons légères, Chamfort opte pour les sans filtres du vieux Gainsbourg. Résultat : deux albums qui décollent dans les charts et un artiste qui s'envole direction Los Angeles avec un vieux dans ses valises. Ce sera Manuréva, on y revient, et une poignée de hits synthétiques (Toute la ville en parle, Baby Polaroid) qui font la joie des yuppies épris de programmations en binaire : « Manureva c'était le premier tube où l'on reconnaissait mon travail de musicien, c'était agréable sans être destructeur, j'avais déjà connu le succès avant, avec Claude François. (...) Ma grande force pour rester en vie, c'est sûrement ma capacité à me lasser très vite, de peur de me répéter, alors j'ai commencé à expérimenter de nouveaux sons, notamment grâce à Wally Badarou (l'arrangeur surdoué des synthés chez Grace Jones), rencontré grâce aux.. euh.. Gibson Brothers.»
Comme l'ex Mr Birkin avec « Aux Armes Etc », Alain Chamfaible (surnommé tel quel par Gainsbourg, sur un coin de piscine hollywoodien) se frotte à un succès qu'il n'attend quasiment plus, présent sur toutes les radios de la nouvelle gauche mais pourtant déjà loin du business à la française : « En France, on passait les premières heures à régler un son de caisse claire, on ne comprenait pas pourquoi on n'arrivait jamais à avoir un son correct. Aux States, l'ingénieur son ouvrait le potard et le son sortait tout de suite, on perdait beaucoup moins de temps. C'était une évidence, ces gens là ont la culture musicale, jusqu'au moindre marching band. En France, tout est plus littéraire, chaque musicien est une petite institution ».
Avec le temps, Chamfort rejoindra lui aussi le club très fermé des one hit wonder-makers, délaissé par les labels mais reconnu par les mamans larmes à l'œil qui se souviennent du tube de l'été 79. « Ici, à la première désaffection, on n'a plus rien d'autre, on n'est plus rien. Après, ne reste plus que l'espoir d'une main tendue, ou la rencontre avec la personne qui vous aidera à remonter ». Entre collaborations heureuses (Jacques Duvall, parolier breveté depuis 1981) et trous d'air (Lio, la girlfriend des années Palace) Chamfort entre alors en solitude comme d'autres en pèlerinage. Rendez-vous au paradis. Nous sommes en 1981. L'histoire se fige un instant.
Un malaise en Malaisie
Il se tient face à moi sur la terrasse, rides saillantes et rires timides. La noblesse des princes en exil, jamais avares d'une anecdote pour expliquer ses éclipses. Ses parrains, il les a pourtant tous « tués ». CloClo ? Dézingué dans la baignoire. Gainsbarre ? Dessoudé à la nicotine. Qui d'autre ? Personne. Pendant vingt ans, Chamfort compose des disques sans plus jamais recroiser le succès, les cheveux sont désormais gris-sel; et la voix, elle, prend en brillance. Dans l'ombre. Vieux beau entre deux âges, Chamfort développe un sens inégalé de la mélodie populaire qui ne séduit plus les foules. Sentimental, l'ex playboy compose Les majorettes (et son clip polémique : il y écrase une fillette par ennui dans son Audi) puis Les beaux yeux de Laure et son pastiche de clip à la Dylan (on y aperçoit Eudeline en l'arrière-plan). A chaque fois, les harmonies restent sublimes, la voix intacte, perdue entre finesse et retenue, beau oui, comme Bowie, beau, oh, comme du Barry Manilow. L'instrumentation, comme son auteur, gagne en légèreté ce qu'elle perd en jeunesse.
Succès d'estime, et désenchantement. Chanter, pour qui, et surtout pourquoi ? Au début des années 2000, Chamfort se demande probablement « si tout cela a encore un sens ». Ce sera Le plaisir, un album de retrouvailles et de rencontres : « C'était tout d'abord le plaisir de revenir à la simplicité, retrouver un souffle. C'est aussi l'époque de ma rencontre avec Burgalat, j'étais alors en fin de contrat avec Sony. Je n'avais pas envie d'aller frapper aux portes ou de supplier qui que ce soit. Je pensais que l'époque était un peu révolue, avec les Star Ac', les partenariats. Je n'avais pas ma place là dedans, je m'étais dit que j'écrirais pour les autres, en mettant ma carrière de chanteur entre parenthèses. Jusqu'à ma rencontre avec Burgalat, donc, pour un concert à Bruxelles, aux Botaniques, pour une affiche partagée. Tout s'est alors relancé pour moi, avec une carte blanche à la Cité de la Musique, et puis de là, j'ai resigné chez EMI, parce que l'un des dirigeants était dans la salle... Cela a donc donné Le plaisir, suivi par une rupture de contrat quelques mois plus tard. Tout marche par cycles finalement. Jusqu'à aujourd'hui avec le nouveau projet autour d'Yves Saint Laurent ». Jusqu'à aujourd'hui donc, cette longue silhouette élimée par l'usure qui résiste pourtant parfaitement à l'oxydation, vision française du dandysme en costume jamais froissé. Ex-mod reconverti esthète, Chamfort ressort les vieux mannequins de chez Courrège.
Une vie Saint Laurent
Subtilité sans cesse copiée jamais égalée, le concept-album est lui aussi une espèce en voie de disparition. Finalement signé en partenariat avec Ventes Privées et annoncé pour février 2010, Une vie Saint Laurent tient toutes ses promesses. Du grand Chamfort, increvable et luxueux, conçu comme un album souvenir, égrenant la vie du couturier avec le fil soyeux du chanteur : « Au moment où le disque va mal, j'avais besoin d'un « prétexte » pour revenir sur le devant de la scène. Lorsque Pierre-Dominique Burgaud (auteur de la comédie musicale du « Soldat Rose », avec qui Chamfort compose Le plaisir en 2003, NDR) m'a proposé d'adapter sa vie en musique, autour d'un concept album adaptable scéniquement, j'ai immédiatement pensé au Songs for Drella de Lou Reed et John Cale, composé en hommage à Warhol ».
Un éternel come-back pour le vieux fringuant, à placer entre les Beatles, Jean-Claude Vannier et la génération Tricatel. Comme d'habitude chez Chamfort, les hasards ponctuent la partition : « Yves Saint Laurent, je connaissais mal sa vie, les grands chapitres tout au plus, on ne s'était jamais rencontrés, mais sa vie m'avait rapidement séduit: C'était l'un des premiers à avoir assumé son homosexualité, officialisé sa relation avec Pierre Bergé, utilisé un mannequin noir, à militer pour l'émancipation de la femme... tout cela avec un fond très mélancolique, ce garçon a finalement peu connu le bonheur.
On a donc commencé à écrire et composer, de son vivant. Bergé nous a rapidement donné son accord, malgré une première rencontre assez distante, puis nous a simplement demandé de préparer une chanson sur sa disparition, car YSL était alors malade. Il est mort début juin, sans avoir écouté ».
En deux heures, on s'est presque tout dit finalement. Il rit lorsque je lui demande si Les deux ne font qu'un a été composé pour convaincre Bergé le grincheux de donner son accord (« C'est beaucoup plus simple que cela, ah ah ! »), et s'étonne qu'on cite Bryan Ferry dans les postulants à l'adaptation scénique pour l'étranger (« Ce serait sûrement Rufus Wainwright, mais rien n'est fait »). On s'est ainsi quittés, se promettant de se donner des nouvelles, lui dans son polo Sport, moi dans mes petits souliers.
Plus tard, j'ai recroisé le crooner. C'était un gala, perdu dans la province belge. C'était encore l'été. Là aussi, perdu dans la foule, sous le feu des lumières tamisées, Chamfort encore ressemblait à une ellipse, un croquis, quelque chose comme une parenthèse avec de la grâce à l'intérieur, chantant les tubes qu'un public attend lorsqu'on a quarante ans de chansons à son actif. Aux balances le même jour, un autre cow-boy venu d'un autre far West opinait du chef en écoutant Chamfort répéter leur textes. C'était Jacques Duvall, le parolier fidèle, qui me donnait -logique- le mot de la fin en bas de l'estrade : « Chamfort, c'est un garçon précieux, dans tous les sens du terme. Un dandy issu d'une famille extrêmement modeste. Il t'a raconté comment il a convaincu Pierre Bergé pour La vie Saint Laurent ? En promettant une chanson sur lui et Saint-Laurent, en plein rendez-vous. Bergé, ca l'a flatté, forcément, il a fini par dire oui ».
Chamfort, le bel indémodable, ne dit jamais vraiment tout. La pudeur, à son extrême limite, dans la moindre des coutures.